"Je suis sidéré de voir combien peu de catholiques s’insurgent contre des mesures liberticides, alors que notre religion est celle des hommes libres." Ce cri du cœur — poussé par un auditeur de Radio Notre Dame — est-il aussi celui de la raison ? Comment savoir si peu de catholiques s’insurgent ? Parle-t-on des fidèles ou des clercs ? L’institution, vu tous les maux qui la frappent, ne paraît pas en mesure de donner de la voix, si tant est qu’elle le veuille. Quant aux mesures liberticides, n’est-il pas logique que l’état de guerre supplante l’État de droit ? Souvenons-nous de l’adresse aux Français d’Emmanuel Macron, le 16 mars 2020 :
Après une telle tirade, que signifie agir en hommes libres ?
Docile ou rebelle ?
Deux attitudes s’opposent : la première postule que l’État guide la nation et lui dit la vérité. Elle promeut l’obéissance et l’esprit civique. Elle est docile, globalement centriste, politiquement peu éduquée, nettement majoritaire. La liberté permet aux citoyens de rendre l’action publique plus efficace. Le singulier se fond dans le collectif. La maxime pourrait être évangélique : "Qui n’amasse pas dissipe." Les non-vaccinés menacent la société. Les empêcher de nuire, tout comme adopter les gestes barrières ou porter le masque, relève de la responsabilité. La seconde attitude croit que l’État méprise la nation et lui ment. Elle défend la dissidence et la résistance. Elle est rebelle, forte sur les marges, politiquement très conscientisée, plutôt minoritaire. La liberté, garantie par la loi, sert à protéger le citoyen contre le pouvoir, à plus forte raison en France où le jacobinisme est une forme d’absolutisme. Le singulier prime sur le collectif. Le commandement pourrait être évangélique : "Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites." Les non-vaccinés sont les parias de la société. Les soutenir engage notre responsabilité.
Chasse à l’homme ou leçon de civisme ?
Des catholiques se trouvent dans l’un et l’autre camp. Et leur conscience sera une nouvelle fois interpellée quand, lundi 15 janvier, le pass vaccinal succédera (sans doute) au passe sanitaire. Les uns consentent à ce tour de vis sans lequel ils pensent que l’immunité collective ne sera pas atteinte. Ils jugent même le gouvernement pusillanime quand celui-ci s’emploie à contraindre les récalcitrants à se faire vacciner, sans les y obliger. Les autres s’insurgent contre "une obligation vaccinale pure et simple assortie d’un dispositif punitif" visant à discriminer une population, ce qui revient à dire que le gouvernement porte atteinte à l’État de droit.
Est-ce une chasse à l’homme ou une leçon de civisme ?
Comment interpréter les mots d’Olivier Véran quand il déclare aux non-vaccinés qu’ "il y a vraiment peu de chances que vous puissiez passer cette fois-ci entre les gouttes" ? Est-ce une chasse à l’homme ou une leçon de civisme ? S’il y a encore cinq millions de Français (éligibles) refusant l’injection, le ministre de la Santé traque trois types de rebelles : d’abord, ceux "qui sont loin de tout", comme beaucoup de personnes âgées. Ensuite, les personnes irréductiblement "méfiantes" pour qui même le passe vaccinal ne suffira peut-être pas. Olivier Véran regrette chez elles "une forme de délire". Enfin, les gens "plus ou moins indifférents", "souvent des jeunes" se disant "je n’ai pas le temps, je vis ma vie". "La transformation du passe sanitaire en passe vaccinal s’adresse à eux", indique le ministre.
Une fracture culturelle
L’opposition entre les deux attitudes décrites ci-dessus ne repose pas sur des arguments scientifiques, bien que les deux camps passent leur temps à se les jeter au visage. La fracture est culturelle et ne recouvre pas les frontières idéologiques. Beaucoup de familles conservatrices sont légalistes. Il ne sied pas d’y contester l’autorité : le médecin, le professeur, le policier ont toujours raison. Se poser trop de questions est un signe de déviance, d’altération de l’intelligence. Cette forme d’éducation ne peut pas concevoir que l’État mente à la nation, la méprise, la menace. Surtout dans un pays, où — quand elle ne capitule pas devant les caprices de ses administrés — la puissance publique les cajole en redistribuant l’impôt à tout va. Songer que des hauts fonctionnaires, des cadres supérieurs travaillent à l’asservissement des citoyens est une idée inaccessible à un esprit bon. L’idée est trop violente, le saut intellectuel impossible.
Face à cette attitude légaliste, la posture contestataire se décline de plusieurs manières. Pour les besoins de cette tribune, j’en ai sélectionné trois, de la plus douce à la plus dure. La tribune de François-Xavier Bellamy dans le Figaro Vox (28 décembre 2021) est intitulée "Le passe vaccinal ou la poursuite du délitement de l’État de droit". Le philosophe se livre à un exercice difficile. Car il s’efforce de fonder sa contestation sur le légalisme : s’inspirant de la Constitution, le député européen LR rappelle que "nul ne peut être contraint de faire ce que la loi n’ordonne pas". Cette rhétorique trouve assez vite ses limites car Bellamy écrit en préambule qu’il ne remet pas en question la nécessité de la vaccination pour prévenir les formes graves de la maladie. Dès lors, si urgence il y a et si l’allégeance aux dirigeants est requise pour y répondre, pourquoi le passe vaccinale serait-il scandaleux ? Si l’État a raison et que les antivax ont tort, cette mesure se justifie plutôt. Ce que Bellamy refuse, c’est de "désigner des boucs émissaires pour justifier une crise hospitalière dont [l’État] est, en réalité, l’un des premiers responsables, avec ses prédécesseurs". L’argument fait son effet mais le ministre de la Santé dit simplement, au nom du bien commun, qu’il s’agit d’amener des contrevenants à la raison, afin de les sortir du "délire".
L’Absurdistan
Une autre posture contestataire, plus rebelle et plus grinçante, consiste à dire que tout ce que l’État fait depuis le début est absurde. C’est la tribune d’Alexandre Jardin dans le Figaro (29 décembre 2021) intitulée "Deux ans en “Absurdistan”". Titre magnifiquement médiatique. L’écrivain égrène "la liste des absurdités décidées par le gouvernement depuis le début la crise sanitaire". On rit, on pleure avec ce Pinocchio des lettres qui semble revenu de tout et ne laisse rien passer. À chaque ligne, on a envie d’appuyer sur la touche reset. Son propos fait prendre conscience que l’absurde, en fin de compte, n’a rien de drôle. Il étourdit, désoriente, avilit, décourage, et surtout fait peur car il n’a pas de limite. Voltaire s’en servait déjà pour dire que la providence n’existe pas. "La vraie folie commence quand on la normalise", écrit Jardin. Faut-il y entendre l’écho à la phrase de Chesterton : "Le fou est celui qui a tout perdu, sauf la raison" ? Dans un accès de fièvre populiste, l’écrivain fustige les "crânes d’œuf", notre "système vertical étatiste bureaucratique imbattable". Là aussi, l’argument flatte notre égo de Français râleur. Mais Jardin ne va pas au bout de son raisonnement. Si absurde il y a, il fait attelage avec le mensonge, et obéit à une intention mauvaise. Pour une raison simple : l’absurdité, comme en témoigne l’anonymisation de l’univers kafkaïen, rend l’échange impossible. Or, la liberté, c’est toujours un échange, un dialogue, comme on dit aujourd’hui. La pensée unique, c’est toujours la pensée à sens unique.
Défendez votre liberté
Dernière posture contestataire, la plus dure : le message de Noël de Mgr Marc Aillet, évêque de Bayonne est intitulé "Défendez votre liberté !" Le religieux part d’une citation de Benoît XVI : "Le vrai problème est que Dieu disparaît de l’horizon des hommes." Mgr Aillet discerne un mal métaphysique, diviseur et destructeur — qui va bien au-delà de la Covid comme "l’éclatement de la famille, les violences faites à l’enfant à naître, les entorses à la filiation". À l’inverse de l’Absurdistan d’Alexandre Jardin, Mgr Aillet cherche à construire un récit cohérent. Procède-t-il par amalgame ou fait-il preuve d’acuité ? "Amputé de ses liens les plus naturels avec ses semblables, [l’homme d’aujourd’hui] se retrouve seul et démuni face à l’État qui affiche une prétention exorbitante à régir la vie des citoyens dans les moindres détails."