Le philosophe Martin Steffens, qui vient d’écrire un essai sur la crise sanitaire avec Pierre Dulau, Faire face (Première Partie), voit dans les stratégies de lutte contre la Covid le révélateur d’un profond changement de société. Le virus est l’élément déclencheur d’une véritable crise morale et politique, anthropologique et spirituelle, où les principes fondateurs du lien social ont volé en éclat. Pour Aleteia, il livre son analyse de la gestion de la crise sanitaire et ce qu’elle nous dit de l’évolution de la politique et du sens du bien commun.
Aleteia : Après avoir annoncé qu’il n’était pas question d’imposer un pass sanitaire obligatoire, le président de la République annonce l’obligation vaccinale pour le personnel soignant, et qu’il fallait « faire porter les restrictions sur les personnes non-vaccinées ». Que dit cette gestion de la santé publique sur l’évolution de la politique ?
Martin Steffens : Votre question dit d’elle-même ce qui est inquiétant : le primat de la santé publique, en effet conçue comme une pure gestion, sur la politique. La politique est le lieu, ouvert, de la rencontre, elle est la mise en commun d’aspirations diverses, elle est le dialogue qui s’en suit. La famille est, en ce sens, un premier espace politique, du moins quand les parents doivent décider, en couple et en demandant parfois leur avis aux enfants, quel lycée on choisira pour l’aîné, quel lieu pour les vacances et s’il faut toujours préférer la carrière du père au bonheur de la maisonnée… La politique est un lieu de parole. Dans cette optique, la santé publique, conçue comme une pure gestion des corps, se révèle être l’exact contraire de la chose politique. Des experts évaluent un risque selon la logique du pire et la sentence gouvernementale tombe. Les citoyens, comme le Parlement qui est censé les représenter, sont absolument exclus de la discussion. M. Macron agit aujourd’hui comme un père qui annoncerait l’exclusion hors de la famille de la moitié de ses enfants parce que, selon ses prédictions, ceux-ci pourraient nuire au groupe. Ce n’est pas de la politique, c’est du patriarcat.
Quand il était candidat, on vantait en Macron le disciple de Paul Ricœur. Or Paul Ricœur n’a eu de cesse, dans ses écrits politiques, de séparer la vraie politique, qui est le pouvoir partagé au risque du dialogue, des modèles verticaux, sourds, butés, liés au pur exercice de la puissance. On dira peut-être qu’il est courageux pour un père de bannir ainsi une part de ses enfants pour le bien de la famille tout entière, de les déshériter, de les considérer jusqu’à nouvel ordre comme des enfants de seconde zone. Mais quel père véritable agirait ainsi ? Quel président de la République aura eu l’audace d’exclure de la citoyenneté une large partie des citoyens ? Et parmi eux, les soignants, sur lesquels a reposé le pays pendant le début de cette crise ?
L’État n’est-il pas légitime à prendre des mesures contraignantes pour assurer le bien commun dans le domaine de la santé ? Après tout, l’obligation vaccinale (à l’école, au service militaire quand il était en vigueur) n’est pas une véritable nouveauté…
Ce qu’il a de nouveau, c’est qu’on vaccine aujourd’hui les enfants, non pour leur survie, mais pour celle de leurs grands-parents, sachant d’ailleurs que ceux-ci survivront en très grande majorité à cette épidémie. Cela change tout. Un enfant qui attrape le tétanos meurt en quelques jours. Les enfants étaient les premières victimes de la polio. Mais un enfant qui attrape la Covid ne meurt pas. En France, les statistiques officielles vous disent que les moins de 44 ans représentent largement moins de 1% des décès et que l’on peut compter sur les doigts d’une seule main les enfants et les jeunes gens décédés « des suites de la Covid ».
Les baby-boomers ont même un rôle exemplaire à jouer. Que dira-t-on d’eux s’ils livraient leurs petits-enfants à un vaccin dont on ne découvrira les effets que sur le long terme ?
Un journaliste m’a fait dire que cette maladie était surtout une maladie de baby-boomers. Je n’aime pas cette idée, parce qu’elle dresse les générations les unes contre les autres, ce qu’il faut à tout prix éviter, surtout quand ceux qui gouvernent le pays y installent la discorde. J’ai vu la manifestation spontanée qui, après l’allocution de M. Macron, a réuni à Marseille plus d’un millier de personnes. Il y avait des gens de toute classe et de tous âges dans la rue. Évidemment, des boomers en étaient ! Les baby-boomers ont même un rôle exemplaire à jouer. Que dira-t-on d’eux s’ils livraient leurs petits-enfants à un vaccin dont on ne découvrira les effets que sur le long terme ? Au début de cette épidémie, pour justifier les conditions de vie qu’on leur imposait, on a appelé les plus jeunes à la solidarité envers les plus âgés. Il s’agit aujourd’hui d’une solidarité envers les plus jeunes, envers ces enfants qui ont consenti à vivre masqués pendant deux ans, qui ont accepté de vivre au rythme de nos peurs et qui, pour les moins de 15 ans, se suicident aujourd’hui trois fois plus. Un slogan des récentes manifestations disait : « Ne touchez pas à nos enfants. » La solidarité intergénérationnelle exigerait que les plus âgés s’engagent au cri de « Ne touchez pas à nos petits-enfants ».
Cette obligation vaccinale de fait, compte-tenu des limitations imposées à la liberté de circuler ou de consommer aux personnes non-vaccinées, est justifiée par l’avis des experts consultés par le gouvernement. L’autorité de la science sur la politique, est-ce un progrès ?
M. Macron affirme dans son allocution qu’il faut faire confiance à la science et à ses progrès. Emmanuel Macron prétend lire une heure par jour. On voudrait qu’il relise Husserl, l’un des plus grands philosophes du XXe siècle, qui montre que la science ne saurait fournir de critère ultime pour nos décisions, parce qu’une décision, pour être humaine, ne doit pas seulement penser en termes d’objets et d’objectifs, mais de vie et de relations humaines. On veut aujourd’hui sauver la vie en la privant au passage de ce qui lui donne sens, de la qualité relationnelle qui lui donne sa saveur. On aurait aussi envie que la classe au pouvoir lise Paul Feyerabend ou Pierre Bourdieu, qui décrivent les intérêts et les partis pris qui constituent nécessairement le champ scientifique. Il faut être né au début du XIXe siècle pour croire que « la » science, au singulier, livre telle quelle « la » vérité ultime !
Je pense au contraire que c’est un fantasme dangereux de léguer à la science notre pouvoir de décision. On ne peut pas se laver les mains d’une décision sous couvert d’une expertise scientifique. C’est au nom de l’économie, érigée en science dure, que la branche radicale du bolchevisme massacrait les opposants. C’est au nom de théories biologiques largement admises au XXe siècle par les scientifiques eux-mêmes, que d’autres, en Allemagne ou en Suède, planifieront l’extermination des handicapés mentaux ou la stérilisation des femmes en échec scolaire… Tout pouvoir, pour n’être pas contesté, se revêt des atours de la scientificité. Et Lénine annonçait, enthousiaste : « C’est le départ d’une époque très heureuse où l’on pratiquera de moins en moins de politique, où seuls les ingénieurs et les agronomes auront la parole. » Or la véritable science n’est pas arrêt de la discussion, sentence oraculaire qui tombe d’en-haut, jusqu’à rendre possible la relégation d’une partie de la population au rang de citoyens de seconde zone. La science véritable n’a pas cette terrible prétention. Elle est questionnement, tâtonnement, elle est un champ de bataille fécond, traversé de dogmes contradictoires et d’intérêts contraires, mais où sont censées avoir voix au chapitre toutes les hypothèses.
Le gouvernement est critiqué pour ne pas respecter le principe de proportionnalité dans les contraintes qu’il impose. Cette volonté de résoudre une difficulté par des mesures radicales absolues n’est-elle pourtant pas le signe d’un pouvoir courageux, qui ne recule pas devant l’obstacle pour le bien de tous ?
Notez bien que, parmi ces « obstacles » levés pour « le bien de tous », il y a la possibilité d’infliger une amende de 45.000 euros à quiconque servirait un café à ces parias d’un nouveau genre que seront les non-vaccinés. Parmi ces obstacles levés, il y aura bientôt une partie des mesures que préconise un rapport parlementaire ahurissant, daté du 03 juin 2021 et intitulé « Crises sanitaires et outils numériques », consultable par tous sur Internet. Ses auteurs, sans ciller, prennent la Chine en exemple de la gestion de la crise. Les mesures que ces députés préconisent sont toutes plus cauchemardesques les unes que les autres.
Nous levons donc des obstacles, oui, mais ce sont ceux qui nous séparent de la Chine. Voyez, on s’émeut de la fameuse « note sociale » chinoise, fondée sur le traçage numérique des Chinois. Mais qu’est-ce que ce pass sanitaire sinon la première forme, en France, de notation sociale ? Il y a les très mauvais, les non-vaccinés, dont font d’ailleurs partie, merci pour eux, la moitié des soignants et bon nombre de médecins. Un peu au-dessus, parmi les non-vaccinés, il y a ceux qui se font régulièrement tester. Enfin les vaccinés. Et encore, parmi eux, il y a les vaccinés une fois, deux fois et trois fois… On dira que la note sociale chinoise se fonde sur une surveillance informatique. Or, vous le savez, la CNIL vient d’autoriser la levée du secret médical concernant le vaccin et tous les tests PCR que vous réalisez sont enregistrés et gardés en mémoire.
Alors que l’État prend des dispositions sanitaires rigoureuses pour encourager au civisme, vous semblez dire dans votre livre Faire face (Première Partie) que nous sommes devant une défaite et non une victoire de la morale. Pourquoi ?
« Encourager au civisme » ? Quand on force un enfant de douze ans à se faire vacciner, sous peine de ne plus pouvoir aller au cinéma avec ses copains, vous ne l’encouragez pas au civisme, mais au cynisme. Vous l’habituez à choisir le loisir, le fun, contre sa propre liberté de circulation et de penser. Ce jeune n’est plus un citoyen, mais le touriste vacciné du nouveau monde. On lui aura montré que le chantage est un moyen politique efficace et qu’il n’y a aucune sphère, intime, physique ou privée, que l’État ne puisse pénétrer. Oui, c’est une défaite de la morale que de se voir inculquer des comportements prétendument altruistes par l’État. C’est une défaite de la morale que de menacer des citoyens responsables à coup d’amendes ubuesques et de couvre-feux indigents. Ou de nous répéter qu’en restant chez soi, on sauve des vies — tout en nous signalant qu’un tiers des Français souffre actuellement de solitude. Comme nous le montrons dans Faire face. Le visage et la crise sanitaire, cette crise n’est pas seulement sanitaire et elle n’est pas seulement une crise morale, mais de la morale elle-même. Car depuis le début, le recours au discours moralisateur aura surtout servi à défaire le lien social. C’est au nom de la morale, du soin des plus fragiles, que la « distanciation sociale » prend possession, pour les détruire, de nos communautés de vie.
Mais alors que faire ? Quelle peut être la position de l’Église dans ces temps de crise ?
Au sein de l’Église catholique, il est depuis quelques temps question de la consécration de la France au Cœur de Jésus. En tout cas une chose est sûre : la France ne bat plus au rythme de ce cœur. En quelques mois, des mesures ont été prises qui font de la France une nation dans laquelle un chrétien peine à se reconnaître. Quelques exemples : nous sommes aujourd’hui autorisés, en laboratoire, à produire des chimères, c’est-à-dire des embryons mi-homme, mi-animal ; pour cause de « détresse psychosociale », l’interruption médicale de grossesse est possible jusqu’à neuf mois ; on peut désormais engendrer sans passer par l’union charnelle, en réduisant l’époux à une dose de sperme ; l’euthanasie est en passe d’être légalisée… La question qui se pose aux chrétiens est celle-ci : y a-t-il un lien entre les mesures bioéthiques du quinquennat de M. Macron et la politique de défiance systématique qui se met en place ? Y a-t-il un lien entre l’euthanasie et la production des bébés en laboratoire, d’une part, et la loi sécurité globale ou le pass sanitaire, de l’autre ? Ce lien est peut-être dans le refus catégorique de la grâce, de l’imprévu, de tout ce qui naît d’une rencontre. On se donne un enfant comme on se donne la mort. On réalise un « projet parental » comme on voudrait faire de sa propre mort un projet parmi d’autres. Cette volonté sans altérité construit logiquement autour d’elle un monde aux interactions régies par le numérique, sous des conditions sanitaires toujours plus strictes.
Ce refus de la grâce, que Jean Baudrillard nommait la prophylaxie, ce refus de ce qui déborde l’homme et ses petits projets, c’est le refus de Dieu, c’est, à court terme, son interdiction ici-bas.
Ce refus de la grâce, que Jean Baudrillard nommait la prophylaxie, ce refus de ce qui déborde l’homme et ses petits projets, c’est le refus de Dieu, c’est, à court terme, son interdiction ici-bas. Les cultes pourront bien continuer un peu. Mais dès lors qu’ils pourraient être conditionnés par un pass sanitaire, ils n’auront plus de sens. De même qu’un café qui contrôle ses clients n’a plus rien de convivial, donc n’est plus un café, de même, et a fortiori, une messe avec pass sanitaire, qui exclut ces lépreux que Jésus faisait entrer dans l’histoire du salut, ne serait plus une messe. Dans son Histoire, et selon la doctrine de ses docteurs, l’Église s’accommode de tous les types de régime : démocratique, monarchique, républicain... Elle ne refuse le pouvoir que s’il se dresse manifestement contre Dieu. Ainsi des régimes totalitaires. L’Église, par la voix officielle de ses évêques et par la voix forte de ses membres, refusera-t-elle aujourd’hui ce pass sanitaire ? Si elle ne le fait pas, l’Histoire jugera. Sans parler de Dieu, dont la lenteur à la colère n’empêche pas (et même suppose) qu’il l’éprouve parfois…
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.
Faire face, le visage et la crise sanitaire, par Martin Steffens, Pierre Dulau, Première Partie, 2021.