"Habiter sans désespoir, avec réalisme, joie et espérance notre humanité, cette humanité aimée et bénie par le Seigneur." Dans ses vœux à la Curie romaine, le pape François est revenu longuement sur l’humilité. Cette grâce si haute que saint Ignace avertit celui qui y aspire, que seul le chemin des humiliations peut y conduire. Il y a vingt-cinq ans, étudiant à Londres et tout juste ordonné prêtre, j’accueillais pour quelques jours le père Pierre Ceyrac, jésuite des frontières entre l’Inde et la France, les Intouchables et les grandes fortunes, les camps du Cambodge et les grands espaces auvergnats. Il riait comme un enfant, tout octogénaire fût-il, de la relève de la garde devant le palais royal, d’une bonne pinte de Guinness dans la chaleur d’un pub bondé. Il aimait la rencontre, découvrir, goûter, ressentir.
Son visage n’était que sourire
Je l’avais invité à déjeuner à la table du presbytère où j’habitais alors. Le repas dominical y était copieux et très formel. Il fut interrogé par le curé, strictement revêtu de tous les signes distinctifs de son état ecclésiastique. Lui, qui ne voyageait qu’avec une petite valise, s’emmitouflait dans son grand châle indien, maigre comme un clou, son visage n’était que sourire. Un sourire d’enfant, à la fois totalement confiant et pétillant d’envie de rire et de fraterniser. Il fut invité à parler de sa mission auprès des milliers d’orphelins, des milliers de pauvres, de ceux dont on ne parle pas à la table des gens sérieux car ils ne comptent pas. Il raconta la pauvreté et aussi la misère, l’indigence mais surtout la dignité, la beauté infinie de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui ne mangent que du riz et jamais de ce poulet délicieux que nous nous partagions alors. À l’évocation de cette viande consommée chaque dimanche à notre table de repus, l’un des abbés les plus âgés murmura simplement : « Bloody chiken », déclenchant le murmure amusé et complice de ses confrères. Et ce fut tout. Pas un mot pour lui faire préciser les visages et les situations de cette foule d’humains qu’il évoquait, manquant de tout. Seul ne comptait plus que ce maudit poulet dont nos estomacs se lassaient à force de s’en repaître. Lui continuait de sourire et de trouver tous ces bons prêtres « vraiment très accueillants »...
Le lendemain, j’avais prévu de l’emmener rencontrer quelques-uns de ses compagnons jésuites. Rendez-vous pris dans le quartier de Mayfair, au Provincialat anglais. Le Provincial se décommanda à l’instant où nous sonnions à la porte. Après un temps, un secrétaire nous reçut. Avant que Ceyrac n’ouvre la bouche, il lui fut signifié qu’il ne recevrait pas d’argent car « nous avons déjà nos œuvres ». Il rétorqua, ému, qu’il ne venait pas demander d’aide mais qu’il désirait partager sur sa mission avec des frères. Une sorte d’acte gratuit que dans l’Évangile on s’égare parfois à appeler « amour ».
Et dans l’Église aussi, affairés sans rien faire, pris par les soucis du monde, nous cherchons à plaire, à séduire, à être respectés. Alors que seul compte d’être.
Trente minutes à peine et nous étions de nouveau sur le trottoir. Sans un mot, nous remontions en voiture pour une seconde étape de cet itinéraire ignacien : rencontrer une autre communauté jésuite située plein nord, dans la banlieue populaire, dans une paroisse dont mes confrères m’avaient dit qu’elle était « affreusement pauvre ». Le curé nous y accueillit : il avait réuni ses deux autres compagnons, décidés à parler, découvrir, partager... Au bout de deux heures et quelques tasses de thé, nous avions appris qu’ils n’avaient même pas assez de ressources pour payer le chauffage de leur maison, mais nous nous émerveillions de la beauté de ce ministère dont nul ne devinait quelques kilomètres plus au sud la fécondité et la grandeur. En marchant avec nous jusqu’à notre voiture, le curé me glissa dans la main une enveloppe et me dit « c’est pour les enfants en Inde, on n’a vraiment pas grand-chose, mais on a toujours de quoi aider ». Après les accolades de rigueur, sur la route du retour, je donnais au père Ceyrac cette enveloppe : elle contenait quelques billets de dix livres sterling.
« Ça valait bien la peine »
Il me dit en pleurant : « Tu vois, ça valait bien la peine, l’humiliation de ce matin, pour vivre cela ensuite. » Il est courant dans nos conversations mondaines de mépriser le faible et de flatter le puissant, d’ignorer l’indigent et de louer le riche. Et dans l’Église aussi, affairés sans rien faire, pris par les soucis du monde, nous cherchons à plaire, à séduire, à être respectés. Alors que seul compte d’être. C’est en acceptant cela que nous permettons à l’Enfant de la crèche de prendre chair en notre chair. Se souvenir de ce que nous sommes, en vérité, pour s’ouvrir à ce qui est et à ce qui sera, sans crainte, pleins de confiance en Celui dont nous découvrons alors qu’Il mène nos vies et nous donne de passer au-delà des mensonges et des pièges de ce monde, vers le juste chemin.