Teri’i observait l’objet sombre qui reposait sous sa barque par vingt mètres de fond. L’eau limpide en déformait le contour, mais il croyait reconnaître le plomb à sonder qu’il avait laissé échapper la veille, en manœuvrant dans la mer agitée par les derniers souffles du cyclone. Le pêcheur hésita. Teri’i signifie "humble", et le jeune Tahitien méritait son prénom. Il n’avait jamais tenté une apnée aussi audacieuse, et ne se sentait pas l’étoffe d’un plongeur de compétition. D’un autre côté, il tenait à ce plomb qui lui servait chaque jour.
"Confiance, pensa-t-il. Au pire, je remonte bredouille." Teri’i se fixa une pierre à la ceinture, et passa par-dessus bord. Trois minutes plus tard, il étouffait déjà. La trop longue descente avait brouillé ses repères. Il voyait des disques noirs danser au ras du sable et les prenait pour le plomb. Las! Ses doigts se refermaient sur l’eau: ce n’étaient que des taches visuelles provoquées par l’asphyxie. Les poumons de Teri’i criaient grâce, le sang cognait sous ses tempes, mais il ne voulait pas renoncer, pas encore.
Des mots lui vinrent à l’esprit: "Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur" (Ps 129, 1). Son maître et ami, le vieux Varua, lui avait jadis appris ce verset au catéchisme. Varua avait été pêcheur de perles. Il disait que Dieu entend toute prière, même quand on est au fond de la mer, écrasé par le poids de l’eau. "Remonte, ordonna alors brusquement sa conscience. Ne mets pas Dieu à l’épreuve par ton obstination." Écoutant aussitôt cette voix intérieure, Teri’i détacha la pierre qu’il s’était fixée à la taille en guise de lest. Celle-ci heurta le sable en soulevant mille paillettes, et parut se casser. Une hallucination encore ? Non, c’était un éclat de coquille qui tournoyait dans l’eau. Le caillou venait de briser l’objet que Teri’i avait pris pour son plomb, et que sa vue brouillée avait échoué à localiser. C’était une huître ! Un réflexe de pêcheur poussa Teri’i à empoigner le coquillage fendu, d’un geste vif donc exténuant. Puis il remonta.
Il émergea le cœur au bord de l’explosion et se hissa péniblement dans sa barque. Il lui fallut une minute pour boire l’air à grands traits. Ensuite, il desserra les doigts. L’éclat nacré d’une grosse perle refléta la lumière, faisant exulter le cœur de Teri’i. Ce n’était pas au gain qu’il pensait, pourtant, même s’il venait de trouver de quoi racheter des dizaines de plombs et même une barque neuve. Dans sa paume brillait la générosité de Dieu. Il bénéficiait de cette largesse parce que le Seigneur est grand, et qu’il écoute jusqu’au fond
de la mer, comme l’avait dit Varua. Certes, l’huître avait pu être transportée jusqu’ici par la houle du cyclone. Mais il plut à Teri’i de la voir comme une surprise du ciel. Teri’i songea au ravissement que Varua éprouverait à contempler cette merveille. En toute hâte, il se mit à tracer un sillage bien droit vers la plage. Par-delà les cocotiers, une fumée lui donnait le cap: celle qui montait de chez Varua. Teri’i força sur ses rames. La joie est un sentiment à partager d’urgence.
Conte de Noël écrit par Charlotte Grossetête et publié initialement sous le titre : "Au fond du lagon" dans le Compagnon de l’Avent 2021 (Magnificat).