Tous ces droits sont légitimes. Tous ces droits sont précieux. Tous ces droits sont défendables. Ils le sont d’autant plus que la société libérale en vigueur dans la majorité des pays européens incline à marginaliser le fait religieux. La relégation des croyances religieuses dans la sphère privée n’est pas un phénomène nouveau. En 2004, le débat houleux sur les « racines » chrétiennes de l’Europe s’était conclu par l’absence de leur mention dans le préambule de la Constitution européenne. Cet effacement répondait à une volonté pressante des autorités françaises de l’époque. Mais la France n’est pas seule à appuyer sur la pédale d'accélérateur de la sécularisation. Actuellement, en Belgique, la perspective de rendre optionnels les cours de religions, pourtant prévus par la Constitution, et de leur substituer des heures d’enseignement obligatoire sur la philosophie et la morale, suscite la critique de l’épiscopat et de beaucoup de catholiques…
La tentation du repliement
Devant cette entreprise de gommage des religions de l’espace public européen, la tentation est grande pour celles-ci de se « victimiser » et de fulminer contre le caractère irréligieux de la démocratie libérale. Pendant les confinements, on a vu en France des évêques, des clercs et des laïcs assimiler les restrictions de participation à la messe, décidées pour des raisons de santé publique, à des atteintes à la liberté de culte. Leur posture a été diversement appréciée par l’ensemble des catholiques. Dans la société, elle a été assimilée à une gesticulation lobbyiste ou bien elle a été mal comprise. Cette posture aurait peut-être gagné en clarté et en cohérence si elle s’était accompagnée de gestes significatifs pour toute la société. Dans une situation de crise antérieure, l’image d’un archevêque de Paris — François Marty, pour ne pas le citer — s’entretenant sur les barricades de mai 1968 avec des étudiants, avait eu l’art de frapper les esprits ; de montrer une Église catholique attentive à ce que vivait le pays. Lors de la crise du Covid, point d’images d’évêques se précipitant dans les hôpitaux ; lors de l’attentat du Bataclan, point d’images de prélats allant sur les lieux, pour consoler les familles des victimes…
Notre société pluraliste et sécularisée, reconnaissons-le, a des raisons de se méfier des religions : soit parce qu’elles dégagent des parfums de scandale et de pharisaïsme, dénoncé jadis par Mauriac, qui les rendent passablement rébarbatives, soit parce qu’elles sont odieusement récupérées par des fanatiques sanguinaires qui sèment le crime, la terreur et fomentent des amalgames. Sont-ce des motifs pour que les religions, le catholicisme en particulier, se racrapotent et ne parlent plus qu’à leurs troupes, dans un langage incompréhensible pour tous les autres ?
Recréer du lien
Dans ce rude contexte, les citoyens croyants ont raison de se soucier de leurs droits. Mais dans ce contexte où se jouent également leur crédibilité, ils auraient tort de ne se comporter qu’en défenseurs de leurs droits. Certes, la société sécularise les fêtes religieuses. Mais le christianisme n’a-t-il pas lui aussi « récupéré » des fêtes d’origine païenne ? Les croyants auraient tort de minorer leurs devoirs de solidarité avec une société tentée de se passer d’eux. La liberté religieuse dont ils bénéficient est un acquis de la laïcité, pas de feu la chrétienté. Elle est un atout, pour montrer au grand jour la singularité et l’efficience politiques de leur charité, pour répondre, comme beaucoup de sentinelles de la solidarité le font déjà, à l’urgence humanitaire, à la priorité spirituelle de défendre la dignité humaine des plus fragiles.
Les religions ont une mission de service public à accomplir dans le monde pour récréer du lien là où il se délite ; pour mettre de la raison là où sévit la fureur ; pour créer le dialogue là où règne la cacophonie ; pour faciliter la concorde là où se complaît la discorde ; pour mettre de la foi là où domine la peur… Voilà le devoir d’humanité des religions dans un monde qui souffre de se déshumaniser.