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Quand l’Église découvre que l’Europe ne veut plus d’elle

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Paul Airiau - publié le 08/06/24
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Soutien historique de l’Union européenne, l’Église se trouve désormais gênée aux entournures par le sécularisme volontaire des institutions communautaires. Pour l’historien Paul Airiau, les évêques sont d’autant plus embarrassés qu'ils n’ont pas vu les effets du retour de la nation comme communauté politique de destin.

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Peut-être ne le sait-on pas, mais même l’Église a été saisie par la constitution technocratique des instances européennes. Elle s’est en effet dotée en 1980 de la Commission des épiscopats de la communauté européenne (COMECE), qui assure institutionnellement un "dialogue" avec l’Union européenne, conformément à l’article 17.3 du traité sur le fonctionnement de l’UE (un des traités de Rome de 1957). Celle-ci, comme à chaque élection européenne, a lancé un appel à la participation aux élections européennes. On y trouve d’un côté la promotion de la construction européenne, de l’autre le constat que les modalités et principes de la construction européenne se sont éloignés des principes catholiques. La chose est encore plus nette dans la déclaration "Europe sois toi-même !" émise en commun avec la Conférence des Églises européennes, l’Assemblée interparlementaire sur l'orthodoxie et le réseau de mouvements chrétiens Tous ensemble pour l’Europe.

L’Église gênée par le sécularisme européen

Bref, l’Église se trouve désormais quelque peu gênée aux entournures avec la construction européenne. Certes, elle l’a soutenue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’appui du Saint-Siège aux partisans démocrates-chrétiens de l’invention d’une organisation économico-politique paneuropéenne a été significatif — suffisamment pour que soit menée une polémique contre "l’Europe vaticane". Qu’il s’agisse d’une perspective plutôt atlantiste et défensive au cœur de la Guerre froide, avant la mort de Staline, qu’il s’agisse d’une perspective plus européenne et projective ensuite, dans tous les cas le Saint-Siège a appuyé tout ce qui permettait d’éviter le retour de la guerre entre États européens et d’assurer une forme de cohésion à terme du continent. Cela n’a pas empêché une vraie pluralité catholique, les perspectives n’étant pas tout à fait les mêmes entre partisans d’une approche fédéraliste, défenseurs de l’intérêt national par le biais du supranationalisme européen, artisans d’une prise en compte de l’Europe de l’Est…

Sans doute ne s’en est-on pas rendu compte, mais la deuxième moitié du ⅩⅩe siècle fut celle de la déchristianisation de la conception nationale.

Cependant, l’Église a finalement découvert la sécularisation accélérée du continent, et, au plan juridique, une sécularisation volontaire avec le retrait des "racines chrétiennes" de l’Europe dans le préambule du traité de la Constitution européenne (2004). D’une certaine manière, elle se retrouve placée dans la situation d’une mère découvrant que sa fille s’est volontairement arrachée à sa matrice et ne veut plus avoir grand-chose à voir avec elle. Le coup est d’autant plus sensible que resurgit alors au même moment un acteur qu’une partie des épiscopats européens, et notamment français, avait plus ou moins abandonné depuis la Seconde Guerre mondiale : la nation, et en particulier la nation religieusement définie.

Le retour de la nation

Sans doute ne s’en est-on pas rendu compte, mais la deuxième moitié du ⅩⅩe siècle fut celle de la déchristianisation de la conception nationale. C’est assez net dans le cas français. Le ⅩⅨe siècle avait vu se construire un nationalisme catholique faisant pièce au nationalisme républicain et laïc. Il exaltait la France fille aînée de l’Église, les gesta Dei per Francos, bref il faisait de la France un acteur choisi par Dieu de toute éternité, ou presque, pour assurer l’établissement de son royaume sur terre avant l’arrivée de la fin des temps. Ce mythe catholique fonctionna jusqu’à la Première Guerre mondiale, et perdura plus ou moins jusqu’à la Seconde, avant de s’évanouir pour ne plus se conserver que dans des strates marginalisées, et d’être partiellement réactivé à l’occasion de la guerre d’Algérie, surtout autour de 1958. Le nationalisme catholique vit alors sa dimension messianique reculer au profit d’une forme partiellement ethnicisante dont les effets discriminateurs furent largement atténués par un évangélisme théorique et pratique enraciné dans les mutations précédant et accompagnant Vatican Ⅱ.

Au final, le nationalisme catholique, qui peut aussi être un catholicisme nationaliste, se trouve ainsi opposé à la majorité de l’épiscopat et aux déclarations des hiérarques qui entendent soigneusement se désolidariser de tout populisme.

Pourtant, depuis le milieu des années 1980, et de manière accélérée à partir des années 2000, avec la visibilité croissante du poids démographique des populations d’origine immigrée et de l’islam, le nationalisme catholique tend de plus en plus à laisser de côté son évangélisme, sans nécessairement récupérer son messianisme. Il entre ainsi en résonance nette avec un ethno-nationalisme à connotation populiste alimenté par la dissolution des structures de socialisation et de politisation, la désindustrialisation, la revendication par les populations d’origine immigrée de leur francité. Il renouvelle aussi son antilibéralisme culturel en prenant acte de la sécularisation accélérée des normes culturelles, pouvant ainsi faire rejouer son hostilité ancienne à nombre d’aspects de la modernité post-1789. Il peut donc manifester clairement son opposition à la construction européenne, en arguant de l’importance des enracinements historiques, des réalités nationales héritées du passé, de l’échec des constructivismes sociaux et du "patriotisme constitutionnel" théorisé en RFA (notamment par le philosophe Jürgen Habermas).

Les évêques démunis

Au final, le nationalisme catholique, qui peut aussi être un catholicisme nationaliste, se trouve ainsi opposé à la majorité de l’épiscopat et aux déclarations des hiérarques qui entendent soigneusement se désolidariser de tout populisme et de tout ce qu’ils estiment être une exploitation politique du religieux. C’est dire qu’en fait, ceux-ci ont perdu la mémoire de ce que fut le catholicisme nationaliste du ⅩⅨe et du premier ⅩⅩe siècle dont nombre de leurs prédécesseurs furent des thuriféraires. C’est dire aussi qu’ils ont fait depuis la Seconde Guerre mondiale l’impasse sur la nation comme communauté politique de destin qui continue à travailler les Français, encore et toujours en désaccord sur son contenu et la manière de la faire surgir et vivre. C’est dire enfin qu’ils ont du mal à percevoir les transformations sociales et à savoir qu’en faire pour tenter de demeurer des pasteurs crédibles pour leurs fidèles et des interlocuteurs de confiance pour les responsables politiques. Bref, lorsque l’automne fut venu, les évêques se trouvèrent fort démunis. Mais ils continuent à parler. Car que leur reste-t-il d’autre à faire ?

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