"Mercredi 22 décembre, à 16h45, un grondement effrayant a semé l'inquiétude dans la zone de la Cité du Vatican adjacente au Belvédère : un effondrement catastrophique s'est produit dans les bâtiments de la Bibliothèque du Vatican. Des colonnes denses de poussière sortent des fenêtres et des portes du bras de la Bibliothèque qui ferme la cour du nord, tandis que le craquement des poutres et l'effritement des matériaux révèlent de nouvelles imminentes menaces d'effondrement. De l'entrée de l'édifice sortaient en courant des ouvriers et des savants consternés." Voilà comment la presse italienne rapporte le drame survenu au Vatican trois jours seulement avant Noël 1931. En un instant, une tranche entière du bâtiment de la Bibliothèque vaticane vient de s'effondrer, provoquant la mort de cinq ouvriers présents sur les lieux, et détruisant près de 15.000 précieux volumes – appartenant aux sections d'histoire de l'Angleterre et de l'Allemagne, de droit canonique et civil, d'épigraphie et d'hagiographie.
Le pro-préfet de la bibliothèque, le futur cardinal Eugène Tisserant, officialise la nouvelle, affirmant que le pape Pie XI a été prévenu immédiatement. Deux jours plus tard, quelques pans du bâtiment, désormais fendu en deux du toit au rez-de-chaussée, s'effondrent à nouveau, provoquant une certaine agitation. Plus de 250 camions furent nécessaires pour évacuer tous les décombres. Mais le 3 avril 1933, soit moins de un an et six mois plus tard, le pape Pie XI pouvait visiter une bibliothèque apostolique vaticane entièrement refaite à l'identique, une véritable prouesse. Seule manquaient les célèbres grotesques colorées des "salles sixtines" de Giovanni Guerra, qui furent peintes peu de temps après. Mais à quoi devait-on tant d'empressement à rebâtir ?
Scandale au Vatican
Naturellement, la mort des ouvriers, qui travaillaient justement à la rénovation du bâtiment de la bibliothèque, entraîna l'ouverture de plusieurs enquêtes commissionnées par le pape en personne. Deux thèses s’opposaient : d’une part, ceux qui estimaient que l’effondrement était parti du haut, qui considéraient que le problème venait du bâtiment, conçu par le grand architecte napolitain Domenico Fontana au XVIe siècle. Les travaux avaient été fait rapidement à l’époque, et les fondations qui semblaient fragiles avaient justement occasionné des travaux de renforcement de piliers centraux au rez-de-chaussée, un chantier confié à une entreprise, la Fagiani. Ce sont certains ouvriers de cette entreprise qui sont morts lors de l’effondrement. Et qui furent à l’origine de la seconde thèse, celle d’un effondrement par le bas provoqué par une rénovation imprudente voire incompétente. Comme ces derniers venaient rénover un bâtiment après l’apparition de marques d’usure, les enquêtes tournèrent vite au dilemme de l’œuf et de la poule.
Mais l’affaire prend de l’ampleur dans l’opinion, obligeant Mgr Eugène Tisserant à critiquer en janvier "l’inquiétude exagérée qui s’est formée dans l’opinion publique". Mais l’enjeu pour le Vatican était aussi de rassurer la communauté scientifique internationale afin de ne pas ternir l’image de l’institution après la destruction de nombreux volumes, note l’historienne de l’architecture Nicoletta Marconi dans son étude approfondie de l’incident. Il fallait reconstruire rapidement, ce qui peut expliquer l’insistance de Mgr Tisserant à affirmer que les dégâts sont "entièrement réparables". Il n'était pas le seul à le vouloir.
Le "pape bibliothécaire"
"La bibliothèque a été sauvée par un fait : la présence de Pie XI au Vatican", explique le père Giacomo Cardinale, employé de la Bibliothèque Vaticane qui a exhumé les photos du drame dans le cadre de l’exposition Souvenirs de Babel (1er mars-22 juin 2024) dont il est le commissaire. Alerté de la catastrophe, le pape a pris très à cœur la situation, et pour une bonne raison : élu en 1922, cet érudit avait occupé auparavant la charge de préfet de la bibliothèque vaticane pendant quatre ans.
Une fois sur le trône de Pierre, Pie XI avait entrepris de grands travaux pour moderniser la bibliothèque, faisant venir une entreprise américaine spécialisée dans la construction de buildings pour construire un véritable gratte-ciel de livres dans une salle adjacente autrefois dévolue aux mosaïques et aux carrosses. Cette catastrophe était un contretemps sérieux pour lui. Arrivé sur les lieux du drame, il aurait affirmé : "C’était une œuvre d’art qui ne devait pas être touchée." Puis, selon un de ses secrétaires, il aurait promis : "La Bibliothèque sera refaite comme elle était."
Faute de preuves suffisantes, personne ne fut tenu coupable de la catastrophe.
En mars 1932, le verdict de l’enquête tomba : faute de preuves suffisantes, personne ne fut tenu coupable de la catastrophe, ni Domenico Fontana, ni la Fagiani. Mais l’ingénieur en chef de celle-ci fut licencié pour direction inadéquate des travaux. Le détail de l’enquête ne fut jamais rendu public. Pie XI institua par la suite une commission permanente pour la surveillance et la conservation des monuments de la Cité du Vatican, qui existe encore aujourd’hui sous un autre nom.
La nouvelle structure de la bibliothèque fut construite avec du béton armé, une technique très moderne pour l’époque, pour assurer sa solidité. Tous ces ajouts furent, bien entendu, camouflés par le maître d’œuvre de la réparation. Les travaux prirent fin le 3 avril 1933, les fresques suivirent, au plus grand plaisir de celui qui a parfois été surnommé le "pape bibliothécaire".
Pratique