La fin de l’ère chrétienne ?
Bien des intellectuels, en revanche, se posent de moins en moins la question, tant la réponse négative leur paraît désormais évidente. Après la fin de la chrétienté, voici la fin de l’ère chrétienne, rebaptisée « notre ère », en attendant que cela relève de l’érudition de savoir par rapport à quel événement nous comptons notre année 2024. L’effacement du christianisme occidental est de fait aisément observable et il offre un sujet d’étude passionnant, mais bientôt dépassé, pour les sociologues et les historiens contemporains, de Guillaume Cuchet à Jérôme Fourquet.
La notion de progrès n’est pas sans rapport avec l’idée chrétienne d’un Royaume à venir
Le christianisme a-t-il un avenir ? La question n’est en réalité pas très satisfaisante pour un chrétien, tant l’idée d’avenir se confond aujourd’hui avec celle du Progrès, devenu une divinité de substitution depuis le XVIIIe siècle. L’avènement du christianisme fut un progrès, soit. Il nous a libérés du temps cyclique qui enfermait les hommes dans un Éternel Retour. Il nous a aussi libérés d’un temps qui nous éloignerait peu à peu d’un âge d’or perdu : la Jérusalem céleste n’est pas le jardin d’Eden ; le passage d’une nature paradisiaque à une ville sainte dit assez clairement qu’il s’agit de construire et non de revenir en arrière. La notion de progrès n’est donc pas sans rapport avec l’idée chrétienne d’un Royaume à venir.
Deux rappels évangéliques essentiels
Pourtant, le chrétien qui s’interroge sur ce qui pourrait rester du christianisme dans cinq, dix ou vingt ans ne peut occulter deux rappels évangéliques essentiels. Le premier est que le Royaume n’est pas de ce monde. Cela ne dispense personne des luttes entre le Bien et le Mal qui marquent l’Histoire, mais cela en relativise la portée et cela rend vigilant sur les critères de réussite que l’on met en avant. Le triomphe apparent d’une cité chrétienne, on le sait, peut dissimuler bien des turpitudes. Savonarole fut d’abord applaudi par les Florentins comme un restaurateur du christianisme dans une société corrompue. Quelques années plus tard, il devint surtout l’exemple du danger qu’il y a à confondre la cité des hommes et la cité de Dieu. Rappeler que le Royaume n’est pas de ce monde met ainsi en garde contre tout rêve d’un avenir radieux et contre tout progressisme idéologique.
Rien n’illustre mieux la confusion possible sur l’avenir du christianisme que l’usage que beaucoup font du mot « Espérance »
Le second rappel évangélique qu’on ne peut occulter se trouve dans la parabole du riche qui a accumulé des récoltes : "Ce soir, on te redemande ta vie." Le chrétien croit que non seulement sa mort, mais aussi le retour du Christ peuvent avoir lieu à tout instant. Cela l’amène à ne jamais sacrifier l’exigence du présent à la préoccupation de l’avenir. Par là, il se distingue sans doute du marxiste.
Le présent de l’espérance
Rien n’illustre mieux la confusion possible sur l’avenir du christianisme que l’usage que beaucoup font du mot « Espérance ». Devenue synonyme de confiance dans la suite des événements ou d’optimisme dans la capacité des hommes à trouver des solutions, l’espérance du monde est certainement liée à l’avenir. On est pourtant frappé par l’écart qui la sépare de sa définition dans le Catéchisme de l’Église catholique (n. 1817) : "L’espérance est la vertu théologale par laquelle nous désirons comme notre bonheur le Royaume des cieux et la vie éternelle, en mettant notre confiance dans les promesses du Christ et en prenant appui, non sur nos forces, mais sur le secours de la grâce du Saint-Esprit." On est assez loin de l’espoir de plus de démocratie participative en 2042 ou même de lois sociétales moins nuisibles en 2067.
Le chrétien est supposé être disciple du Christ avant d’être défenseur du christianisme
Dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Charles Péguy cite la définition plus courte du catéchisme de son temps : "L’Espérance est une vertu surnaturelle par laquelle nous attendons de Dieu, avec confiance, sa grâce en ce monde et la gloire éternelle dans l’autre." À ceux qui évoquent régulièrement la « petite fille Espérance » pour enjoliver leur foi dans des lendemains meilleurs, il est bon de rappeler que lorsque Péguy médite sur l’Espérance, il ne regarde pas du tout l’avenir ; il contemple la Passion du Christ et la promesse de résurrection qui affleure de la blancheur du linceul. Autrement dit, il ne s’intéresse guère à un hypothétique progrès, mais il puise à une source qui coule encore.
Une fausse question
Pour le chrétien qui ne place pas toute sa foi dans la sociologie, il est donc possible que « l’avenir du christianisme » soit une fausse question, dans laquelle le deuxième mot est d’ailleurs aussi biaisé que le premier : le chrétien est supposé être disciple du Christ avant d’être défenseur du christianisme. La question essentielle serait alors celle-ci : le Christ est-il la source vivante de mon Espérance présente ? Après cela, bien entendu, on peut légitimement se demander ce qui, dans une civilisation bâtie en grande partie par des disciples du Christ, mérite qu’on le défende.
Le Christ est-il la source de mon Espérance ? Voilà une question qu’il vaut mieux ne pas remettre à demain, surtout si on juge que c’est d’elle que dépend l’avenir du christianisme.