La méthode douce
La manière douce, moins en usage médiatique, n’est pourtant pas absente des débats, quand elle est jugée plus efficace. Aucune séquence ne l’illustre mieux que le face-à-face entre Raphaël Enthoven et Michel Houellebecq qui eut lieu il y a neuf mois sur LCI et qu’on retrouve sur YouTube. On ne peut que recommander de le revoir à l’approche du projet de loi du gouvernement sur "l’aide à mourir", cette nouvelle diversion sociétale à ajouter à ce que l’ancien député Pierre Lellouche qualifiait récemment, à propos de la constitution de l’IVG et de la propreté des eaux de la Seine, de "plaisanteries sur lesquelles on amuse le pingouin en France".
Nous ne perdrons pas de temps à résumer les échanges, que chacun gagnera à entendre ou réentendre par lui-même. Disons juste que face à un Enthoven qui applaudit à l’idée qu’on fasse disparaître de la loi ce "dernier bastion de la religiosité", la force de Houellebecq est de ne pas pouvoir être assimilé à une opposition religieuse au projet de loi. Enthoven se désole même que ce contradicteur, contrairement à tous ceux auxquels il a fait face jusque-là, ne vienne pas de l’Église. Voilà bien ce qui est insupportable aux partisans de l’euthanasie. Face à Houellebecq, ils ne peuvent pas dire que c’est encore un coup des cathos attardés. Le romancier cite Kant et non Jean Paul II.
Le Maître de la Terre
"Pas vous" : tel est le constat de Raphaël Enthoven sur la différence entre ces contradicteurs catholiques et Houellebecq. "Pas vous" : tel est, plus sournoisement, le souhait mielleux du faux ami qui essaie de vous avoir par une sorte de complicité d’évidence partagée. Chaque phrase d’Enthoven sous-entend la même question : "Que faites-vous parmi les méchants ?" La méthode douce est là tout entière, dans son sirupeux redoutable. Enthoven donne à Houellebecq du "cher Michel", assure qu’il le lit "depuis tant d’années", lui jure qu’il l’«admire énormément". On songe au Maître de la Terre de Robert-Hugh Benson, ce roman conseillé à la fois par Benoît XVI et le pape François, pour mettre en garde contre la colonisation idéologique par les bons sentiments. L’Antéchrist de Benson pourrait avoir l’éloquence et le sourire de Raphaël Enthoven. Orateur élégant et télégénique, détendu et excellant dans la variété des poses, Enthoven incarne le droit à sourire dans l’indignité. Il devrait postuler pour jouer le personnage central de Benson, si le roman est un jour porté à l’écran. Face à lui, Houellebecq sourit souvent aussi, mais de manière très différente, presque gênée, comme s’il était étonné d’être un des rares opposants connus à "l’aide à mourir". Marqué par les ans, hésitant avant de parler, presque enfantin, cherchant manifestement moins à séduire, il pourrait passer pour l’idiot du village. Pour qui sait voir, il est pourtant beaucoup plus vivant et beaucoup plus vrai.
Deux anthropologies radicalement antagonistes
Dans son entreprise de séduction complice, Raphaël Enthoven en arrive à affirmer que c’est en houellebecquien qu’il défend "l’aide à mourir". Il n’a rien lu dans les romans de Houellebecq, dit-il, qui puisse faire penser que le romancier donne une valeur particulière à l’existence. Même s’il est finalement contraint d’avouer qu’il n’a pas lu le dernier roman de son contradicteur, Anéantir, qui fait de l’amour l’alternative humaine aux solutions cliniques, Enthoven prétend que le reste de l’œuvre témoigne d’un monde débarrassé de toute morale. Il en tire alors bizarrement argument contre Houellebecq, comme si la suspension du jugement propre à l’art romanesque interdisait le romancier d’être aussi un citoyen. Mais, outre ce problème, on ne peut pas dire qu’Enthoven se révèle très bon lecteur. Des Particules élémentaires qu’il évoque, il aurait pu au moins tirer que Houellebecq annonçait déjà — c’était en 1998 — que "les problèmes éthiques ainsi posés par les âges extrêmes de la vie (l’avortement ; puis, quelques décennies plus tard, l’euthanasie) devaient dès lors constituer des facteurs d’opposition indépassables entre deux visions du monde, deux anthropologies au fond radicalement antagonistes". Certes, comme romancier, Michel Houellebecq ne tranchait pas ; il se contentait de prévoir.
Ce "climat général dépressif" n’empêche pas, bien sûr, que certains tentent de donner à la fin de la civilisation occidentale un visage souriant.
Reste que pour rendre compte de la défaite prochaine de l’anthropologie chrétienne, son narrateur écrivait ceci : "L’agnosticisme de principe de la République française devait faciliter le triomphe hypocrite, progressif, et même légèrement sournois de l’anthropologie matérialiste." On doit pouvoir trouver plus flatteur pour le camp d’Enthoven. Et surtout, en bon balzacien, Houellebecq annonçait les conséquences des changements de mœurs : "Jamais ouvertement évoqués, les problèmes de valeur de la vie humaine n’en continuèrent pas moins à faire leur chemin dans les esprits ; on peut sans nul doute affirmer qu’ils contribuèrent pour une part, au cours des ultimes décennies de la civilisation occidentale, à l’établissement d’un climat général dépressif, voire masochiste." Rien dans l’œuvre de Houellebecq qui fasse pressentir sa prise de position, vraiment ?
Les deux visages
Ce "climat général dépressif" n’empêche pas, bien sûr, que certains tentent de donner à la fin de la civilisation occidentale un visage souriant. De même que le mal peut ressembler au miel autant qu’au fiel, les apôtres de "l’aide à mourir" peuvent se présenter comme de généreux humanistes. Certes, dans les semaines qui viennent, les coups bas et les ricanements de la méthode forte sont sans doute plus à craindre que les sourires séducteurs de la méthode douce. Il est prudent, toutefois, de se préparer à affronter les deux visages de l’Adversaire.