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Je viens de passer deux heures à écouter la musique de Julien Jouga (1931-2001) sur un disque que ma femme a déniché je ne sais comment, pour me l’offrir. Deux heures à ne rien faire d’autre qu’à écouter Jouga. Deux heures de madeleine de Proust : c’est fou, comme la nostalgie finit par prendre de place dans nos émotions musicales quand nous approchons du grand âge. Nous vibrons pour des harmonies déjà entendues et qu’on pensait oubliées, et qui nous rappellent un moment révolu de notre passé. Révolu, donc heureux. En musique, le neuf se fabrique volontiers avec du vieux.
Un concours d’horreur
Julien Jouga en Afrique, comme son contemporain André Gouze en France, a eu le génie de créer une musique nouvelle et cependant très simple, propre à faire sortir l’Église de la laideur qui avait cherché à l’engloutir après la réforme liturgique de 1969. En ce temps, la médiocrité esthétique gagnait partout. Un grand théologien comme Dietrich von Hildebrand en venait à écrire que le diable en personne s’était mêlé de la réforme du missel romain : "Si l’un des démons de C. S. Levis dans La Tactique du diable s’était vu confier la tâche de ruiner la liturgie, il n’aurait pas pu mieux faire." Les querelles liturgiques étaient féroces.
Les jésuites qui peuplaient les aumôneries d’étudiants se livraient à un concours d’horreur. L’un d’eux prétendait nous faire chanter "Allez-vous en sur les places y chercher mes amis !" en introduction de nos messes. Comme je lui faisais observer respectueusement qu’il s’agissait plutôt d’un chant de sortie, il répliqua sans rire : "Justement ! Je le fais exprès !" J’ai en mémoire bien des épisodes de ce genre. Ces jésuites d’avant-garde avaient installé le paradoxe et la provocation comme argument final de toute théologie. Le miracle fut qu’ils ne réussirent pas à nous faire perdre la foi, en tout cas pas nous tous, parce que nous avions de raisons de croire plus fortes que leurs foucades liturgiques. Mais quels horribles cantiques !
Entre le grégorien et lui
Bref, tout comme André Gouze, Julien Jouga décida qu’entre le grégorien et lui, il n’y avait décidément rien. Et de la même manière que Gouze s’inspira sans complexe des accord byzantins, Jouga s’appuya sur les mélodies populaires wolof. J’ai entendu Jouga pour la première fois aux Choralies de Vaison-la-Romaine de 1977. Sa chorale, venue du Sénégal, interpréta dans le théâtre antique le chant Wallaï. Nous fûmes invités à reprendre la polyphonie du refrain dont on avait distribué la partition sur les gradins de marbre. Des milliers de choristes découvrirent ensemble la musique et la personne de Julien Jouga, qui ce soir-là triompha dans la douceur d’un interminable crépuscule méditerranéen. Le moment fut inoubliable. La latinité absolue de l’instant était transfigurée par l’imaginaire africain. Nous nous sentions réunis dans un idéal senghorien. Bien des années plus tard, la partition ténor de Wallaï courait toujours dans ma tête. J’ai enfin rencontré son auteur à Dakar en 1989. Je lui ai parlé de mon émotion de Vaison. Lui aussi gardait un grand souvenir de ce soir provençal. Nous sommes liés.
Depuis les Choralies de 1977, Julien avait inlassablement composé. Avec son ami Doudou Ndiaye Rose, il était devenu un ambassadeur de la musique africaine. Ce qui frappait chez ce compositeur désormais mondialement reconnu était l’humilité. Il promenait autour de lui un regard lumineux. Sa musique convertissait les cœurs. Il avait écrit de nombreuses messes et des dizaines de cantiques dont quelques-uns en Français, comme une admirable prière à Marie, Heureuse es-tu. Et cependant il continuait à diriger sa chorale paroissiale, effacé comme Bernadette à Nevers et fidèle comme Bach à Leipzig.