Quelques saints bénéficient du privilège insigne de posséder au calendrier plusieurs fêtes, souvent, outre celle correspondant au jour de leur entrée dans la Vie éternelle, celle de la translation de leurs reliques. La plupart de ces célébrations, en Occident du moins, sont tombées en désuétude. Mais, si sainte Euphémie est fêtée le 16 septembre, elle l’est aussi, notamment en Orient, de façon beaucoup plus solennelle, le 11 juillet, pour commémorer le grand miracle qu’elle fit à cette date en 451, durant le concile de Chalcédoine en faveur de la foi catholique.
Les autorités renchérissent dans la cruauté
Nous sommes en 305, à Chalcédoine, dans la Turquie actuelle, l’une des très grandes villes d’Asie Mineure. Depuis plusieurs générations déjà, à Chalcédoine comme dans la plupart des grandes cités d’Orient, la majorité de la population est désormais chrétienne, une situation dont tout le monde ou presque s’accommode, y compris le pouvoir impérial, l’empereur Dioclétien étant, en la matière, si tolérant qu’il a laissé sa femme et sa fille devenir catéchumènes. Cette tolérance a volé soudain en éclats en 304, peu avant l’époque où le souverain, au terme d’un mandat de vingt ans, doit abdiquer, ainsi que son co-empereur, en faveur de leurs successeurs désignés, Constance et Galère. Un arrangement dont Galère, désireux de garder l’intégralité du pouvoir pour lui, ne veut plus. Sachant que son rival, Constance, a longtemps vécu maritalement avec une chrétienne, dont il a eu plusieurs enfants, et dont l’aîné, Constantin, est son héritier désigné, Galère a eu l’idée de discréditer son compétiteur en l’accusant de protéger une "secte" toujours légalement interdite et contre laquelle, après des mois d’efforts, de calomnies, de complots, il a enfin réussi à relancer la persécution.
Les premiers mois de 304, les autorités impériales ont mis peu de zèle à poursuivre les chrétiens ; d’abord parce qu’ils sont très nombreux, et désormais influents, ensuite parce que, dans le passé, de semblables flambées de violences se sont déjà produites et n’ont guère duré. Il suffit, en général, d’attendre que la fièvre retombe, en faisant un minimum de victimes. Seulement, cette fois, la persécution, "universelle" et très bien orchestrée par les ennemis du christianisme, n’a pas cessé et n’a même fait que s’aggraver. Quand elles l’ont compris, les autorités, pour ne pas se mettre l’empereur à dos, ont choisi de renchérir dans la brutalité et la cruauté envers les disciples d’une religion que l’on veut éradiquer.
Acharnement sur les pauvres
Priscus, le gouverneur de Chalcédoine, en cet été 305, s’acharne à rattraper le temps perdu en organisant des rafles dans les milieux chrétiens et en contraignant les fidèles arrêtés, qui s’entassent dans les prisons, à assister au jugement de leurs coreligionnaires, toujours accompagnés de séances de tortures préalables, afin de les pousser à abjurer. Toutefois, dans un ultime réflexe de prudence, Priscus, qui veut ménager la chèvre et le chou, n’a pas encore osé s’en prendre aux chrétiens de haute naissance, qui sont pourtant nombreux en ville, et ne s’acharne que sur les pauvres, les humbles, les miséreux.
En cette mi-septembre, ce sont justement des prévenus sortis de ce qu’il tient pour la lie de la société qui comparaissent devant lui, d’avance voués à une mort cruelle. Mais, alors qu’il vient d’ordonner que ces coupables soient lacérés avec les griffes de fer, supplice atroce, voici qu’une jeune fille sort des rangs du public, se présente à la barre, s’affirmant chrétienne, avant d’ajouter, sur un ton hautain à l’intention du magistrat :
Comment oses-tu donner le pas sur moi, qui suis de si haute naissance, à des moins que rien que tu envoies avant moi rejoindre le Seigneur ?
Des milliers de morts
Cette jeune fille, tout Chalcédoine la connaît. Elle appartient à une des plus riches et plus nobles familles de la région, chrétienne, comme chacun sait, depuis des générations. Âgée de 19 ans, elle se prénomme Euphémie, ce qui, en grec, signifie "bien disante". Des interventions de ce genre, qui voient, en pleine audience, des fidèles, soulevés par l’exemple de leurs frères, courir au martyre, l’époque en compte de plus en plus. En janvier, à Rome, une adolescente de 12 ans, Agnès, en a fait exactement autant et répondu avec une arrogance qui n’était pas de son âge, à un juge désireux de l’épargner et qui s’est vu contraint de la condamner malgré lui. Priscus ne peut faire celui qui n’a pas entendu et se voit contraint de faire arrêter Euphémie, puis, comme elle refuse, même sous la torture, d’abjurer, il se voit contraint de l’envoyer au bourreau.
À l’instant même où périt Euphémie, un séisme d’une magnitude exceptionnelle frappe Chalcédoine et ses environs.
Vers midi, l’heure des "meridiae", les mises à mort horribles qui servent d’interlude entre les combats de bêtes et ceux des gladiateurs, réservées à un public averti amateur de sadisme et d’émotions fortes, la tête de la jeune fille roule dans le sable de l’amphithéâtre. Or, à l’instant même où périt Euphémie, un séisme d’une magnitude exceptionnelle frappe Chalcédoine et ses environs, détruisant une grande partie de la ville, monuments compris et causant des milliers de morts.
Pour conjurer les séismes
Il n’en faut pas davantage, même si les tremblements de terre sont fréquents dans la région, pour que les sinistrés établissent un lien de cause à effet entre le martyre de la vierge chrétienne et la secousse sismique. Désormais, comme les Siciliens invoquent une autre martyre, Agathe, pour arrêter les irruptions volcaniques, les Chalcédoniens invoqueront Euphémie pour échapper aux séismes, avant que le culte s’étende à d’autres régions.
Ce n’est pourtant pas pour cette raison que sainte Euphémie est célébrée le 11 juillet mais pour le rôle qu’elle tiendra, cent cinquante ans après sa mort, dans la conclusion du concile œcuménique qui se tient en 451 dans sa ville. Une fois de plus, les tenants de la saine doctrine catholique se heurtent à divers courants déviants qui voudraient faire réviser les articles du Credo à leur manière. Faute de pouvoir s’entendre, les tenants des deux thèses décident d’en appeler au jugement de Dieu, ou plutôt à celui de sainte Euphémie et, le 10 juillet, chacun ayant rédigé sa version du Credo, on va déposer les deux documents sur le tombeau d’Euphémie, dans la basilique qui porte son nom.
La version hérétique gît au sol
Lorsque l’on revient le lendemain, la version hérétique gît au sol, dans la poussière, loin de la tombe, mais, dans la main de la martyre, brillant comme une étoile, se trouve, bien visible, la profession de foi catholique pour laquelle Euphémie a choisi de mourir… En 620, les reliques d’Euphémie, pour les soustraire à l’invasion perse, ont été transportées à Constantinople. Elles sont toujours vénérées dans l’église Saint-Georges du Patriarcat. D’autres, cependant, sont exposées en Italie, dans l’église Saint-Apollinaire le Neuf de Ravenne.