Les sondages sur la religion pleuvent plus régulièrement que l’eau du ciel. Ils traduisent tous une érosion constante de la croyance et plus encore des pratiques. Une des conclusions ressassées par les sociologues et les commentateurs est que le christianisme en général et le catholicisme en particulier n’ont désormais plus en France qu’une majorité relative (moins de 50%, mais il n’existe pas de confession, d’idéologie ni d’institution rassemblant davantage de gens) et sont donc minoritaires. Faut-il s’en désoler, s’en inquiéter, s’en alarmer ?
S’il n’y a plus que des minorités…
La première réponse qui vient à l’esprit est que, s’il en est ainsi, il n’y a plus de majorité et que les fidèles du Christ et de l’Église sont bien de leur temps et tout à fait chez eux dans une nation culturellement éparpillée en îlots à la manière d’un archipel — pour reprendre l’image proposée dans le titre du livre de Jérôme Fourquet paru en 2019 au Seuil. Dans ces conditions, d’une part la sécularisation n’est qu’un aspect d’un phénomène plus vaste de fracturation ou de décomposition, lié à la montée de l’individualisme, lui-même stimulé par les progrès technico-économiques qui rendent chacun de plus en plus indépendant. Et d’autre part il n’est pas surprenant que les chrétiens soient eux aussi divisés et que même les catholiques ne soient pas d’accord sur tout entre eux.
Cela signifie que l’Église n’est pas une société autonome et hors sol, et le problème est que le milieu où elle s’insère tend à peser sur elle davantage qu’elle ne l’inspire. Car il est admis que "notre monde a cessé d’être chrétien", comme l’a montré dès 2018 Guillaume Cuchet dans l’ouvrage publié également au Seuil où il expliquait "comment". L’indice le plus net d’une déchristianisation n’est peut-être pas la baisse de la fréquentation des églises, mais l’ignorance du contenu de la foi, qui ne se résume pas, comme on le présume commodément de l’extérieur, en une acceptation de l’existence Dieu d’où découleraient, sans qu’il vaille la peine de s’attarder à y réfléchir, le reste du Credo et une série d’obligations et d’interdits.
Quand du néant se substitue à l’au-delà
Si l’on creuse un peu plus, il s’avère que ce qui a disparu ou du moins sensiblement reculé, c’est l’idée que l’être humain a une vocation et une dignité particulières. Cela se vérifie dans la gestion de l’événement inéluctable de la mort, souvent désormais considérée et traitée dans les rites civils comme non plus un passage vers un au-delà, mais une fin naturelle et une dissolution dans du néant. Cela se manifeste aussi dans les facilités qui se banalisent pour transmettre ou non la vie ou pour y mette un terme, en fonction de besoins immédiats. L’espérance invincible se replie dans la perspective d’un "transhumanisme" qui demeure sans horizon bien défini, limité par la crainte que l’immortalité soit ennuyeuse à la longue.
Autrefois, la hantise de rester sans sépulture et même d’y laisser le prochain (ce qui est le ressort de l’antique tragédie d’Antigone) faisait que l’on préférait, fût-ce par précaution, être enterré après être passé par l’église. Or cela requérait d’être baptisé, ce qui débouchait sur une catéchisation menant à la première communion, puis, même si la pratique sacramentelle était loin d’être assidue, des recours au clergé pour le mariage, l’initiation chrétienne formelle des enfants et les obsèques de parents et de voisins avant les siennes. Il s’ensuit que l’incroyance savait autrefois à peu près ce qu’elle rejetait, tandis qu’aujourd’hui, c’est bien plus douteux.
Ce qui compte n’est pas quantifiable
La question est alors de savoir si c’était mieux du temps de la chrétienté apparemment unanime et hégémonique. Il est sûr que la foi, si approximative qu’elle ait été, était portée par l’environnement, et que cela a aidé beaucoup de gens à percevoir quelque chose des enjeux de leur existence. Mais ce qui est décisif à ce niveau n’est pas scientifiquement mesurable. Tout se joue dans la relation intime de chacun avec Dieu. La Révélation et la Tradition libèrent, mais ne rendent pas infaillible. Nul ne peut sérieusement soutenir que la proportion de ceux qui meurent en trouvant grâce au ciel était plus (ou moins) importante jadis que maintenant.
Qu’il soit vain d’idéaliser le passé (comme d’ailleurs de le dénigrer) se comprend si l’on se souvient que l’Église en ce monde n’est pas encore le Royaume de Dieu.
Nos ancêtres croyaient massivement au bon Dieu, au petit Jésus et à la sainte Vierge, mais ils étaient aussi fascinés par la sorcellerie et maintes superstitions païennes. La France n’est pas devenue un "pays de mission" il y a tout juste quatre-vingts ans quand est paru le livre fameux des abbés Godin et Daniel, qui n’ont fait qu’actualiser ce qui motive les saints, de Martin de Tours au IVe siècle à Jean Paul II avec la nouvelle évangélisation de la fin du XXe. Les régions où la religion résiste le moins mal à présent sont celles qu’un apostolat intense a rechristianisées au XVIIe siècle après les Guerres de religion et au XIXe après la Révolution.
Le vain mythe d’un âge d’or
Qu’il soit vain d’idéaliser le passé (comme d’ailleurs de le dénigrer) se comprend si l’on se souvient que l’Église en ce monde n’est pas encore le Royaume de Dieu. Le Moyen Âge peut inspirer de la nostalgie parce que nul n’y contestait ouvertement la foi. Mais les relations entre l’Église et le pouvoir temporel étaient loin d’être toujours idylliques et l’époque a abouti à un second schisme : la Réforme au XVIe siècle, après celui survenu au XIe avec l’Orient, sans compter que les nations chrétiennes se sont continuellement fait la guerre entre elles. En un sens, la Russie actuelle est une résurgence de la chrétienté médiévale.
Que tous soient censés être chrétiens, que seulement une majorité plus ou moins nette le soit ou que croyants et pratiquants ne représentent qu’une minorité éventuellement marginale, aucune situation n’est satisfaisante — ni d’ailleurs durable. Un certain confort religieux dans la société peut encourager l’adhésion personnelle mais n’en dispense pas, ne la garantit pas et peut aussi autoriser un conformisme superficiel.
Inversement, l’engagement par choix individuel n’est pas suffisant et l’enfermement encore moins (sauf vocation particulière où le recul ouvre le regard), car la foi est toujours reçue à travers d’autres et n’est vraiment vécue que si elle n'est pas appropriée, mais partagée au sein de l’Église et même confessée et proposée au dehors, ce qui exclut de se retrancher dans quelques bastions plus ou moins hermétiques et visibles.
Jusqu’à la fin de l’Histoire
En fait, tant que dure l’Histoire, le christianisme ne disparaît ni ne triomphe jamais. Il n’est en tout cas dépendant d’aucune culture ou civilisation. Partout où il s’est implanté (toujours incomplètement et de façon précaire), il reste ineffaçable. Par exemple, l’islam qui l’a balayé au Moyen Orient et en Afrique du Nord ne prétend le dépasser qu’en reconnaissant en découler, certes de façon sélective.
La sécularisation galopante en Occident en est de même tributaire, tout comme le communisme athée qui survit en Chine, car c’est bien l’Évangile qui a dévoilé l’autonomie du temporel. Saint Jean-Paul II l’a rappelé au Bourget en 1980 : les "valeurs" de la laïcité sont chrétiennes, qu’on le sache et le veuille ou non. Mais peuvent-elles ne pas s’étioler si, comme des fleurs exhibées dans des vases pour donner du charme à l'aplomb tyrannique, elles sont coupées du terreau imprégné d’eau vive où elles ont poussé ?
Le défi lancé à tous est ainsi d’accueillir plus pleinement, plus consciemment, l’offre que fait Dieu d’avoir part à sa vie de don de soi sans crainte de la mort. La mission ainsi confiée est à la fois inesquivable pour ne pas se laisser abrutir, impossible du fait des impatiences humaines, raisonnable parce que, loin d’aveugler, elle ouvre les yeux, et réalisable parce que le Fils de Dieu qui s’est rendu solidaire des hommes a frayé le chemin et envoie pour y guider l’Esprit qui l’unit à son Père.