Tous les spécialistes de la dévotion à saint Michel vous le diront, l’Archange n’est point vénéré, au Mont-au-péril-de-la-mer, comme thaumaturge et les pèlerins n’y sont, en principe, jamais venus lui réclamer une guérison physique. Protecteur de l’Église et du royaume de France, on l’invoque en Normandie contre tous les ennemis, humains ou démoniaques. Libérateur, exorciste, soutien dans les combats de ce monde et de l’Autre, Michel a déjà bien assez à faire. Il est aussi, c’est une autre de ses attributions, protecteur contre les dangers urgents. C’est ainsi, à en croire les vieilles chroniques, que, parmi bien d’autres merveilles à mettre à son actif, il est arrivé un jour que le Prince de la milice céleste arrête les flots tumultueux qui battent son sanctuaire afin de sauver l’une de ses dévotes.
La date est bien établie : aux alentours du 16 octobre, fête de Saint Michel-au-Mont-Tombe, l’antique nom de l’îlot rappelant le sanctuaire du dieu solaire Belénos jadis élevé là, de l’an 1101. Après l’avoir âprement disputé aux Bretons, et à la suite d’un caprice du cours d’eau frontalier entre les deux duchés, ce Couesnon qui "en sa folie, mit le Mont en Normandie", les Normands ont fait du sanctuaire leur pèlerinage national. Ils s’y pressent. Michel n’est-il pas leur patron ?
Les Normandes ont la tête dure
En ce début d’automne vit à Lisieux un couple de jeunes commerçants. L’épouse, grande dévote de l’Archange, a coutume, chaque année, de se rendre au Mont pour sa fête. C’est fort banal en cette époque pieuse où nos aïeux ne craignent pas de marcher pour honorer le Bon Dieu et ses saints, en échange de leurs grâces et de leur protection. Seulement, cette saison-là se prête mal aux voyages de dévotion : la jeune femme, en effet, est enceinte de huit mois et son mari ne trouve pas raisonnable, si près de son terme, de s’embarquer dans cette aventure. Mais les Normandes ont la tête dure, surtout quand il s’agit de bien faire et, de guerre lasse, l’époux finit par céder : le couple ira au Mont, comme chaque année, en comptant que l’Archange veillera à ce que tout se passe au mieux.
Et tout va au mieux, en effet, à l’aller et pendant le séjour montois. Il n’y a plus qu’à rentrer à Lisieux. Comme chacun sait, la baie, avec ses tangues et ses sables mouvants qui ont fâcheusement tendance à se déplacer, ses fameuses marées qui montent « à la vitesse d’un cheval au galop » ou plutôt de chevaux au galop car l’eau, hypocrite, surgit de partout, et d’abord de là où ne l’avez pas vu venir, entourant les imprudents avant qu’ils aient compris ce qui leur arrive, la baie, donc, est très dangereuse. Pour s’y aventurer en sûreté, il faut un guide expérimenté, familier des passages et des horaires du flot. Les pèlerins, très nombreux en cette période de l’année, ne vont donc qu’en groupe, derrière un habitué des lieux.
Le brouillard se lève
Nos bonnes gens de Lisieux n’y ont pas manqué. La troupe s’ébranle, confiante. Certes, la future mère ralentit un peu la marche mais l’on a calculé large et la marée ne remontera que dans six heures, ce qui laisse tout le temps de regagner la terre ferme. C’est compter sans les caprices de la météo automnale… Un brouillard d’octobre, épais, tenace, se lève à l’improviste alors que les pèlerins sont déjà trop loin du Mont pour y retourner. Décontenancé par cette purée de pois, le guide, privé de ses repères, s’égare, tourne en rond, perdant un temps précieux et, quand enfin, profitant d’une éclaircie, il retrouve son chemin, les heures ont filé et le flot remonte, très vite…
Il faut courir pour lui échapper. Grâce à Dieu, le rivage est assez proche pour espérer l’atteindre ! Chacun se hâte. Sauf la jeune femme… Elle n’en peut plus et d’avoir tant marché, elle a hâté son terme : l’enfant arrive. Pliée de douleur, elle s’effondre, incapable d’aller plus loin. Les autres, et son mari, tentent bien de la soutenir, et même de la porter, mais ils n’y arrivent pas. Et puis, elle les ralentit trop… S’obstiner à l’aider, c’est la certitude de périr avec elle. Un à un, les pèlerins, ne pensant plus qu’à leur peau, prennent la fuite. Le mari s’attarde mais sa femme, en pleurs, lui demandant pardon de son caprice et de son obstination, le supplie de la laisser. Et il s’en va, comme les autres. Arrivés au rivage, les rescapés se regardent… Pas très fiers d’avoir abandonné la malheureuse, plus horrifiés encore en pensant que leur lâcheté a condamné l’enfant à périr sans baptême… Alors, ils s’agenouillent et prient, attendant la marée basse, dans l’idée de récupérer au moins le corps.
La croix de l’accouchée
L’eau se retire enfin, livrant à leurs regards ahuris un incroyable spectacle : la jeune femme est assise sur la grève, vivante, serrant contre son cœur un nouveau-né qui hurle. On va la chercher, on l’interroge. Rayonnante, elle répond que, se voyant abandonnée de tous, même de son mari, en un si grand danger, elle a appelé à son aide l’Archange, le suppliant de la secourir. Et, dans une grande lumière, Michel est descendu du Ciel ; de son épée, il a commandé à la mer. Aussitôt, les vagues ont cessé de déferler autour de la pauvre femme et ont formé comme une chambre d’eau aux murs impénétrables protégeant cette portion de sol où elle a mis son fils au monde.
L’histoire fera le tour de la Normandie, et sera connue bien au-delà. Le petit garçon, baptisé Péril, nom fort approprié, deviendra prêtre. Il ne manquera jamais, chaque année, de venir au Mont au jour de son anniversaire, remercier l’Archange son parrain. À l’emplacement où Michel a suspendu la montée de la mer, Péril et ses parents feront élever une croix commémorative du miracle, dite "croix de l’accouchée". Les sables, que les courants changeants de la baie ne cessent de déplacer, ont fini par la recouvrir. Elle a reparu par deux fois, dans les années 1660, avant de disparaître à nouveau. Sans doute est-elle encore là, enfouie, comme les vieux arbres fossiles de l’antique forêt de Scissy, disparue avec la montée de la mer. On dit qu’un jour, fatalement, elle remontera à la surface, et rappellera la grande puissance de l’Archange, et la protection qu’il accorde à ceux qui l’invoquent.