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En ce début octobre 1897, il n’y a pas trente personnes, presque toutes de sa parenté proche ou éloignée, pour accompagner jusqu’à la sépulture des carmélites de Lisieux la dépouille de sœur Thérèse de l’Enfant Jésus, emportée par la tuberculose à 24 ans. Ce genre de décès prématuré est si banal à l’époque que cela n’émeut guère et la plus jeune des filles Martin, avec son étrange caprice de vouloir rejoindre ses aînées au carmel à l’aube de sa quinzième année, est restée finalement si peu de temps en ce monde que l’on se souvient à peine d’elle. C’est triste, certes, mais cela ne prête guère à conséquence. Il faudra peu de temps pour que l’oubli définitif efface son fragile souvenir.
Un Carmel très communicant
Tel a d’ailleurs été le sort, en ces années-là, de nombreuses religieuses, mortes jeunes, elles aussi, et même en odeur de sainteté, entourées de réputations de mystiques, de réparatrices connues au-delà des murs de leur clôture, parfois auteurs d’écrits ou de révélations largement diffusés et qui se sont néanmoins, à tort ou à raison, effacées des mémoires… Il n’y a, à vues humaines, aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même pour Sœur Thérèse qui a consumé ses jours dans l’anonymat du cloître, ignorée de tous. Pourtant, il ne faudra pas dix ans pour que la jeune morte soit connue dans le monde entier, pas vingt pour que sa réputation de sainteté bouscule Rome au point de lui faire hâter des procédures de béatification dont la lenteur est gage de sérieux, pas trente pour que sa canonisation, en 1925, soit l’un des événements majeurs du pontificat de Pie XI, et même de l’histoire de l’Église au XXe siècle.
Certes, le Ciel s’en est mêlé et Dieu a glorifié sa servante au-delà de tout ce qui se peut imaginer mais rien ne serait peut-être arrivé sans l’indéracinable volonté du carmel de Lisieux de faire connaître la figure de Thérèse, et sans un incontestable talent de "communicant".
Le succès d’Histoire d’une âme
À la demande de ses supérieures, Thérèse, à la fin de sa vie, a couché par écrit, en plusieurs manuscrits, ce qui deviendra l’Histoire d’une âme, mais, au lendemain de sa mort, personne n’est sûr de la valeur de ce texte : ce récit de son enfance, sa conversion, ses épreuves, sa vocation, la découverte de sa "petite voie", ou "voie d’enfance", sa mystique, les terribles épreuves des derniers mois, ne possède-t-il qu’une valeur sentimentale et doit-il rester connu seulement de ses sœurs ou cela va-t-il plus loin et serait-il envisageable de le publier ? Craignant que les premières lectrices, elle compris, soient aveuglées par l’affection et s’illusionnent sur les mérites de l’ouvrage, mère Marie de Gonzague, la prieure, décide, fin 1897, d’en donner une copie au père Madelaine, de l’abbaye prémontrée de Mondaye, lui demandant ce qu’il pense "des pages délicieuses de sœur Thérèse". Le religieux est conquis : non seulement il n’y a rien là de "contraire à la foi et aux mœur" selon l’expression consacrée, mais c’est, lui semble-t-il, un livre susceptible de faire du bien. Ainsi encouragée, Mère Marie décide de procéder à un premier tirage, à 2.000 exemplaires, nombre raisonnable sans être trop prudent. Le livre paraît le 30 septembre 1898, un an jour pour jour après le décès de Thérèse. Et connaît un succès suffisant pour entraîner un second, puis un troisième, puis un quatrième tirage. Cela ne s’arrêtera plus.
Le courrier afflue du monde entier
L’histoire de "la petite fleur blanche" parle au public, sa spiritualité touche les cœurs et le bouche à oreille fonctionnant, on commence à s’arracher le livre au point que, très vite, pour satisfaire tous les publics, lettrés ou pas, riches ou pauvres, il faut réaliser des éditions abrégées, voire très abrégées, en quelques pages, des éditions de poche, procéder à des traductions, d’abord en anglais, allemand, italien, espagnol, puis en de nombreuses autres langues tandis que l’ouvrage se répand à travers la catholicité. Le courrier afflue du monde entier, témoignant du bien éprouvé à la lecture des écrits de celle que les lecteurs appellent tendrement "la petite sœur Thérèse", ou "notre petite sœur". D’autres parlent de grâces reçues en l’invoquant, et même de miracles, la rumeur grandit selon laquelle, comme elle l’a promis à son lit de mort, Thérèse veut, en effet, "passer son Ciel à faire du bien sur la Terre".
Un exemplaire du livre a été, en 1898, envoyé à Léon XIII mais n’a pas provoqué de réaction romaine. Cela ne va pas durer. Devant les milliers de lettres qui arrivent au carmel de Lisieux et témoignent de "la pluie de roses" thérésienne — image mièvre, qui agacera et, à force d’affadir la magnifique figure de Thérèse, éloignera d’elle certaines personnes… — le général des Carmes, en 1900, deux ans à peine après la parution du livre et trois après le décès de son auteur, conseille au carmel de Lisieux de songer sérieusement à l’ouverture du procès de béatification de sœur Thérèse de l’Enfant Jésus, procédure dont l’Église est alors plus avare que de nos jours.
Les premiers miracles
Comme s’il fallait hâter encore le mouvement, un premier miracle se produit, incontestable car facile à vérifier : un séminariste du diocèse de Bayeux Lisieux, l’abbé Charles Anne, est atteint d’une tuberculose galopante qui le condamne à très brève échéance. Au terme de deux neuvaines demandant la guérison du jeune homme par l’intercession de la petite sœur Thérèse, la maladie disparaît pour ne jamais revenir. L’abbé Anne arrivera au sacerdoce et exercera longtemps son ministère. L’affaire fait un bruit considérable dans le diocèse. En 1907, l’évêque, Mgr Lemonnier, demande aux carmélites qui ont connu Thérèse de rassembler leurs souvenirs et de les rédiger, en vue de l’ouverture de la cause. Il accorde aussi l’imprimatur à la prière pour la béatification de sœur Thérèse, ce qui contribue davantage encore à la faire connaître, en popularisant son visage. Il ne s’agit pas de la célèbre image dite de "Thérèse aux roses", que sa sœur Céline, l’artiste de la famille Martin, réalisera en 1912 mais du portrait "en buste" qu’elle a dessiné pour les rééditions d’Histoire d’une âme, plus réaliste et moins sulpicien.
Ce portrait, la petite Reine Fauquet ne l’a jamais vu, et pour cause, puisque cette fillette de quatre ans est aveugle de naissance. Ses parents, désespérés du verdict de cécité définitive posé par les médecins, se rendent avec elle sur la tombe de Thérèse, où l’on a gravé la formule devenue célèbre : "Je veux passer mon Ciel à faire du bien sur la Terre." On est le 26 mai 1908. Le lendemain matin, Reine se réveille, elle voit, et raconte que, dans le courant de la nuit précédente, elle a vu la petite Thérèse près de son lit. Quand on lui demande à quoi elle ressemble, elle répond : "Elle avait un voile et c’était tout allumé autour de sa tête." Il y aura bien d’autres gens qui diront, par la suite, avoir vu, eux aussi, la carmélite leur apparaître pour les assurer de son aide ou les encourager à offrir leurs souffrances.
L’ouverture de la cause
En janvier 1909, la cause est ouverte par l’ordinaire du lieu. Le postulateur est le père Rodrigue de Saint François de Paule, le vice postulateur, le père du Theil qui, tous deux, œuvreront inlassablement à la reconnaissance de la sainteté de Thérèse. À ce stade, il s’agit de rassembler les écrits de la servante de Dieu et les documents la concernant, d’instruire le "procès informatif" qui doit s’assurer de l’héroïcité de ses vertus et de sa réputation de sainteté, puis vérifier qu’aucun culte public non autorisé n’existe ni sur sa tombe ni dans les endroits où elle a vécu et où elle est morte ; c’est l’enquête de "non culte" qui, si elle s’avérait défavorable, mettrait un terme immédiat à la cause. Puis, toujours selon la procédure, l’on procède, le 6 septembre 1910, à l’ouverture de la tombe et à l’exhumation de la défunte afin de reconnaître son corps, que l’on découvre dans un état de conservation surprenant.
Dans l’intervalle, la presse catholique a relayé l’appel de l’évêque à faire connaître au postulateur tout document, toute correspondance émanant de Thérèse que l’on pourrait posséder : la dissimulation de ces textes, ou le refus de les transmettre, peut entraîner l’excommunication d’office… La procédure, complexe, est d’autant plus longue qu’il s’agit d’une cause récente et que de très nombreuses personnes ayant connu Thérèse sont encore en vie et doivent être auditionnées, au point qu’il faudra, par la suite, par précaution, auditionner en priorité celles qui ont plus de 50 ans, âge jugé avancé, à des fins de conservation pour que leur témoignage ne se perde pas au cas où elles décéderaient. 48 témoins seront interrogés au long de 93 sessions reprenant une trentaine de questions sur l’héroïcité des vertus de la servante de Dieu, l’authenticité des gestes et des paroles qui lui sont prêtés. Onze témoins supplémentaires parleront de sa réputation de sainteté et des miracles qui lui sont attribués. Entamé le 22 mai 1910, le procès diocésain est clôturé le 12 décembre 1911 dans la chapelle du grand séminaire et les pièces formant la positio expédiées à Rome. L’une des rares difficultés soulevées portera sur le nom de religion complet de Thérèse : Sœur Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, unissant les deux dévotions les plus chères à la jeune fille ; or, l’usage carmélitain ne permet pas ce type de nom composé, de sorte qu’il faudra supprimer la seconde partie.
Des capacités pare-balles invraisemblables
La popularité de la petite carmélite est déjà si grande que Rome va, en sa faveur, abréger les délais ordinaires entre les phases de la procédure. Il est vrai qu’une intervention miraculeuse de Thérèse en faveur du carmel de Gallipoli, dans les Pouilles, et de sa prieure, Mère Carmela, en janvier 1910, a beaucoup contribué à assurer sa réputation en Italie. Avant de la tirer des embarras financiers dans lesquels la supérieure se débattait depuis des mois, Thérèse lui a assuré : "Ma voie est sûre" et qu’il est bon de la suivre. En faisant se matérialiser dans le bureau de la prieure la somme exacte dont elle a besoin pour régler ses créanciers, Thérèse atteste de son énorme crédit céleste.
Le 10 juin 1914, Pie X signe l’introduction de la cause. Loin de l’arrêter ou même la freiner, la guerre va, au contraire, accélérer la procédure. Dès la mobilisation, des milliers de soldats sont venus prier sur la tombe de Thérèse et lui demander de leur permettre de rentrer sains et saufs. D’autres, innombrables, la découvrent sur le front, dans les tranchées où, par l’intermédiaire des aumôniers militaires, le carmel de Lisieux fait circuler livrets et images de Thérèse. Cette douce figure féminine devient, pour ces hommes, une marraine de guerre d’un autre genre à laquelle ils vouent un immense attachement. Et les grâces de protection se multiplient, parfois extravagantes, inexplicables. À partir de l’été 1915, la distribution de médailles est autorisée et celles-ci révèlent des capacités pare-balles invraisemblables, sauvant des milliers de combattants. L’admirable est que Thérèse, si patriote, ne fait aucune acception de personnes et que sa protection s’étend à tous ceux qui la lui réclament, sans distinction de nationalité ni de camp, de sorte que les Allemands et les Autrichiens ne sont guère moins nombreux que les Français à pouvoir témoigner de sa puissance et de sa bonté. Les témoignages du front arrivent par sacs entiers, au point que Rome, fait exceptionnel, alors que s’ouvre la seconde phase du procès, dispense de l’examen de la réputation de sainteté de la Servante de Dieu, celle-ci n’étant, à l’évidence, plus à faire.
L’ouragan de gloire
Le 30 octobre 1917, Rome valide les actes du procès après que l’on ait procédé à une seconde exhumation du corps. Thérèse est reconnue, avec exemption du délai habituel de cinquante ans après le décès, vénérable le 14 août 1921 par Benoît XV qui loue sa "petite voie". Pour justifier ce traitement de faveur, le souverain pontife a déclaré ne pas vouloir "que la voix du peuple nous devance". Sage précaution car rien ni personne ne pourra plus arrêter ce que les carmélites de Lisieux nomment "l’ouragan de gloire".
Il faut alors deux miracles pour procéder à la béatification. L’on retient la guérison de l’abbé Anne, et celle d’une religieuse basque, sœur Louise de Saint-Germain, de la congrégation des Filles de la Croix d’Ustaritz, atteinte d’un ulcère d’estomac hémorragique en voie de cancérisation et agonisante. Le transfert du corps de Thérèse, ramené du cimetière au carmel le 26 mars 1923, un mois avant sa béatification à Rome le 29 avril, sera, au milieu d’une affluence gigantesque, l’occasion de nouveaux miracles. Heureusement puisqu’il en faudra pour la canonisation, qui n’attendra pas deux ans.