Il vient, à l’appel de son nom, du haut de ses huit ans, la tête haute et la démarche, pour une fois, un peu timide. Lui qui ne cesse de sauter, de courir, de tomber et de jaillir encore, il est resté presqu’immobile depuis le début de la célébration. Qu’est-ce que peut bien avoir au fond de son cœur un petit enfant lorsqu’il se prépare à recevoir pour la première fois le corps du Christ ? Il y a la question qui peut paraître triviale si on refuse de considérer l’invraisemblable de l’Eucharistie : "Quel goût ça a ?"
Rien d’extraordinaire
Oui la demande, formulée par la bouche d’un enfant, peut sembler naïve et sans intérêt, tant nous avons tendance parfois à idolâtrer la communion au point de ne pas y voir d’abord l’incroyable déchéance librement consentie d’un Dieu qui se fait non seulement nourriture, mais la plus commune et pour tout dire la plus insipide sur le plan gustatif. Il n’y a rien d’extraordinaire et d’admirable dans une hostie : ni sa composition, ni sa texture, ni son goût ni même son apparence. Que celui qui s’apprête à participer à ce repas liturgique et sacramentel s’interroge ainsi devrait plutôt nous réjouir. C’est qu’il a encore, lui, la perception que cette assemblée qui est là, que ce prêtre qui est là, que cette Église qui les rassemble et cet autel qui les réunit, oui, que tout cela participe à une fête, prémices d’un banquet.
Pour l’instant il est là devant le prêtre, couvert et porté, poussé et entouré, des regards de ceux qui sont là, parents, amis, fidèles de toujours ou d’un dimanche. Ce sont ces regards et ces personnes qui l’ont aidé à être ce qu’il est, cette boule d’énergie qui ne s’éteint que rarement, cet incroyable désir de vivre en bondissant dans un présent qui est son temps favorable.
Il n’en peut plus de sourire
Il écoute les quatre mots, sourit de tout son cœur en présentant ses mains, l’une servant de trône à l’autre pour y recevoir le Seigneur, comme le dit le très antique adage. Il dit "Amen" dans un souffle. Peut-être se rappelle-t-il la parole qu’il entendit à l’Évangile lorsque Jésus dit à Pierre qui vient de confesser qu’il est le Messie, le Fils de Dieu, que c’est son Père qui lui inspire cette profession de foi. Oui, peut-être ce murmure est bien le signe de ce souffle divin qui fait monter sur nos lèvres des mots que nous osons à peine imaginer, comme dire "Amen" à cette annonce que nous recevons à chaque communion : "Le corps du Christ !"
Il n’en peut plus de sourire à chacun de ceux dont il croise le regard, en regagnant sa place. Certains aimeraient sans doute qu’il soit plus recueilli, qu’il affiche son air de premier communiant, édifiant et touchant. Mais lui, il est heureux, et n’a pas encore appris à manifester le bonheur par une gravité qui sied si mal aux gens honnêtes.
"Je suis dans la joie !"
Les autres défilent devant, quêtant le pain du ciel pour le manger, l’absorber, le digérer et se laisser par lui doucement transfigurer. Chacun est maintenant de nouveau en place. Le silence se fait, tout occupé de la prière des cœurs et notamment de celui de cet enfant qui cherche à accueillir celui qui dépasse tout entendement. Il se relève alors et sans attendre que les musiciens s’accordent et que l’animateur n’en donne le signal, il entonne de sa petite voix fluette mais tellement décidée : "Je suis dans la joie, une joie immense ! Je suis dans l’allégresse car mon Dieu m’a libéré !" Son pied marque la cadence. Il n’est pas question de ne chanter qu’un couplet. Il les lui faut tous. Il nous les faut tous.
Cette joie qui l’habite désormais n’est-elle pas de découvrir que Dieu, dans cette Eucharistie, prend ce risque que seul l’Amour véritable peut envisager et réaliser. Ce risque de ne trouver son sel que dans le cœur d’un petit enfant qui le goûte pour la première fois. Découvrant ainsi que la saveur de Dieu, c’est auprès de ses prochains qu’il la découvrira, et que c’est avec eux qu’il doit désormais la porter et la manifester au monde.