Vous êtes zemmourien enflammé ou islamo-gauchiste de la stricte observance, papofrancescolâtre ou benedictoseizièmonostalgique, partisan du "y-a-un-problème-avec-l’islam" ou pas-d’amalgamiste, chrétien sociologique, athée curieux, agnostique déboussolé ou musulman fervent, lisez sans attendre Sur l’islam de Rémi Brague (Gallimard). Sur l’islam ou sur l’Islam ? Le titre en majuscules empêche de trancher, mais Rémi Brague entend bien traiter les deux sujets, faisant sien l’usage commode d’écrire "islam" pour la religion et "Islam" pour la civilisation qu’elle a influencée. Il n’y a pas, on le sait, d’équivalent dans ce domaine à la distinction entre christianisme et chrétienté. Voulant introduire un peu de clarté dans un terrain extrêmement obscur, Rémi Brague invite même à distinguer quatre sens du mot "islam" : un rapport au divin marqué par "l’abandon sans réserve de toute la personne entre les mains de Dieu", la religion prêchée par Mahomet dans l’Arabie du VIIe siècle (mais préexistant à toutes les autres pour un musulman), une civilisation pouvant être située historiquement et géographiquement, l’ensemble des peuples qui ont été marqués par l’islam comme religion. De là l’extrême difficulté qu’il y a dire "selon l’islam" sans dire n’importe quoi.
Islamophobie
C’est pourquoi il faut avoir une immense reconnaissance à Rémi Brague d’avoir mis son impressionnante érudition au service d’une question que, finalement, presque plus personne ne pose et à laquelle, surtout, personne n’ose essayer de répondre : qu’est-ce que l’islam ? Quelques rares courageux s’y risquent et il est d’ailleurs étonnant d’en venir à qualifier de courageux un intellectuel qui tente de définir avec précision son objet d’étude ! Les accusations aussi ineptes qu’efficacement infamantes, il est vrai, peuvent faire reculer. Elles sont même là pour ça !
Ainsi "islamophobe", ce mot qui "nuit gravement à la pensée", semble menacer tout chercheur qui s’autorise à faire son métier. Rémi Brague déplore lucidement cette intimidation lexicale : "En usant du mot islamophobie, on mettra sur le même plan la science la plus exigeante et le racisme le plus obtus, la répugnance instinctive et le rejet le plus argumenté. Et surtout, ce qui est de loin le plus grave, on confondra une religion avec ses adeptes" (p. 19). Avoir en tête l’origine du mot pourrait faire réfléchir à deux fois avant d’en user et d’en abuser. Sous la plume de l’administrateur colonial Alain Quellien, l’accusation d’islamophobie révèle une extrême condescendance, voire un franc mépris envers les musulmans. Respecter l’islam signifiait surtout pour lui laisser les colonisés dans leurs croyances primitives, sous prétexte qu’ils seraient inaptes à une pensée plus fine : "Le christianisme est […] une religion trop compliquée, trop abstraite et trop austère pour la mentalité rudimentaire et matérialiste du nègre (sic)." La morale sexuelle est, quant à elle, beaucoup trop exigeante pour des êtres "forcément incontinents (re-sic)" (p. 22). Il n’est pas sûr que ceux qui déversent des préservatifs sur l’Afrique raisonnent autrement, mais c’est une autre histoire.
Sans lunettes déformantes
Rémi Brague fait donc fi des anathèmes pleins d’arrière-pensées. Il ne se laisse pas non plus arrêter par l’affirmation irénique, présente jusque chez le pape François, selon laquelle "le véritable islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence" (p. 77). En chercheur rigoureux, il préfère définir le cadre de son travail : "le phénomène islamique" comme "objet de réflexion historique et philosophique", en se plaçant "au niveau des principes" (p. 23). Dans cette enquête passionnante et nuancée, on est donc face à ce que les textes fondateurs – Coran, hadiths, commentateurs reconnus et faisant largement autorité aujourd’hui encore, quand ils ne sont pas même idéalisés comme un âge d’or — disent de la sharia, de la raison, du but dernier de l’islam, des conquêtes et conversions, du jihad, des "moyens patients"... Toutes ces notions donnent lieu à des chapitres magistraux, qui aident le lecteur à enlever ses lunettes déformantes d’Européen.
Comparer islam et christianisme peut être une manière féconde de réfléchir, mais forcer les ressemblances au lieu de pointer les différences condamne à ne rien comprendre.
De fait, le problème est bien là : il faut cesser d’appliquer à l’islam toute une série de notions inadaptées, pour éviter les rapprochements anachroniques ou bancals. Comparer islam et christianisme peut évidemment être une manière féconde de réfléchir, mais forcer les ressemblances au lieu de pointer les différences condamne à ne rien comprendre. L’exemple du mot "martyr" pourrait pourtant nous alerter : quel rapport, malgré le mot commun, entre le guerrier trouvant la mort au combat dans l’islam et la victime refusant de dégainer son glaive dans le christianisme ? Les exemples de confusion possible sont légion et on voit mal au nom de quoi il faudrait traiter d’islamophobe le chercheur qui essaie de faire son travail. Rémi Brague, en tout cas, permet de lever bien des malentendus, dont nous prendrons quelques exemples.
La notion d’interprétation
Dialogue interreligieux ? Certes, mais à condition d’avoir en tête que "pour la dogmatique islamique, les adeptes des “religions du Livre” ne connaissent pas leur propre religion ; ils s’imaginent à tort être disciples de Moïse ou de Jésus, alors que les véritables juifs et les véritables chrétiens sont… les musulmans eux-mêmes" (p. 74). On ne s’étonnera pas qu’il n’y ait pas de chaire de "judéologie" ou de "christianologie" dans les universités islamiques.
Nécessité d’interpréter sans rester au sens littéral ? Très bien, mais sans oublier que la notion même d’interprétation ne peut avoir le même sens devant un livre de la Bible, inspiré à un auteur pouvant avoir son style propre, et devant une sourate du Coran, dictée à Mahomet sans la moindre intervention humaine. Ainsi du port du voile, sur lequel on rapproche parfois le Coran et saint Paul. L’interprétation chrétienne ne négligera pas que saint Paul parlait comme un homme du Ier siècle au Moyen-Orient. Elle pourra voir dans le voile, qui doit couvrir la tête des femmes qui prient, un appel à une tenue décente, "selon des habitudes qui dépendent du climat, de l’époque et de la mode". Aussi des lecteurs d’Aleteia pourront-ils se demander si le crop-top est catholique… En revanche, le Dieu qui a parlé dans le Coran, n’est "ni dans le temps ni dans l’espace" (p. 128). Interpréter signifie donc "donner aux mots leur exacte valeur grâce à une connaissance exacte des usages de la langue arabe [...]". L’interprétation ne discutera pas le voile, mais seulement sa taille, son épaisseur, sa position, l’âge auquel il devient nécessaire… "Le voile restera un voile."
Comparaisons boiteuses
Autre exemple de contresens européen, la référence au fameux verset coranique "il n’y a pas de contrainte dans la religion" ? Que la formule signifie l’inefficacité de la violence pour convaincre ou la certitude que le bon musulman pratique sans se sentir forcé de le faire, elle n’a strictement rien à voir avec ce que nous appelons "tolérance". Même risque quand on parle de "réformer l’islam" ? S’il s’agit d’un retour aux sources après des dérives, c’est précisément ce dont les terroristes se réclament. Et quand Mahomet reproche aux juifs d’avoir édulcoré la Torah en oubliant les versets qui demandent de lapider ceux qui commettent l’adultère, est-ce un progrès de le voir procéder lui-même à la lapidation ? En ce sens, appeler de ses vœux "un islam des Lumières" est aussi européocentriste que vain.
Les mises au point historiques relèvent de la même nécessité intellectuelle. Par exemple, qui sait aujourd’hui que les croisades furent à peine remarquées par les musulmans de l’époque, au point que l’arabe médiéval n’a pas éprouvé le besoin de créer un néologisme qui correspondrait à "croisé", mais se contentait de parler de "Francs" ou de "Romains" ? Qui sait que, pour le pouvoir central du calife de Bagdad, les "croisés" en Palestine, qui n’avaient aucune intention de détrôner le calife, était considérés comme un danger beaucoup moins grand que les anticalifes ismaéliens de la dynastie des Fatimides, qui avaient pris le pouvoir en Égypte en 969 ? Qui enseigne que voir dans les croisades une forme d’impérialisme occidental, voire d’anticipation de la colonisation, est une absurdité historique ? Quel manuel d’histoire explique aux jeunes élèves que la comparaison entre ces mêmes croisades (ou la Reconquista espagnole) et le jihad est "une comparaison boiteuse" ? De fait, malgré les parallèles possibles entre les méthodes guerrières, "les croisades sont un fait historique daté, dû à des circonstances particulières. Le jihad est une obligation à la validité permanente, dont les règles sont fondées sur des textes supposés d’origine divine". Que les amateurs de nuances lexicales se rassurent : Rémi Brague consacre plusieurs pages très fines à la traduction la plus juste de jihad et ne réduit pas le terme à l’idée de "guerre sainte". Il note toutefois l’édulcoration fallacieuse qu’il y a à parler seulement de combat intérieur. Il rappelle, à la suite d’Alfred Morabia, que la moins mauvaise traduction est peut-être "combat sacré", à moins qu’on n’utilise "militance", comme il l’a lui-même proposé par le passé. Aucune bonne intention occidentale ne peut, en tout cas, faire l’économie d’une analyse rigoureuse.
Une sympathie distante et ironique
On trouvera dans Sur l’islam cent autres mises au point, qui sont autant de raisons de lire très attentivement ce volume indispensable. L’une des dernières, chronologiquement, est une remise en cause très judicieuse de la notion de "dette", qui a un double effet pervers. D’une part, elle crée un sentiment diffus de culpabilité ; d’autre part, en relevant initialement du domaine matériel, elle suggère que l’autre s’est volontairement dépossédé de ce qu’il a transmis. Autrement dit, parler, à propos des richesses culturelles de la civilisation (et non de la religion) islamique, de la "dette" de l’Europe envers l’islam laisse entendre que les musulmans nous auraient donné généreusement quelque chose par le passé, en s’en privant, et que nous aurions à payer cette dette d’une manière ou d’une autre. Cela inspire au malicieux Rémi Brague une de ces remarques savoureuses dont il a le secret : "Personne ne songerait à dire, en tout cas jusqu’à une date récente, que nous avons une dette envers les Aztèques, encore moins que nous devons parler avec un infini respect des sacrifices humains qu’ils pratiquaient, sous prétexte que nous mangeons des tomates."
Comme lecteur, oserons-nous après cela parler de la dette que nous ressentons envers Rémi Brague. Ce sera sans la moindre culpabilité, qu’il se rassure, si ce n’est celle de manquer trop souvent de la rigueur intellectuelle qu’il manifeste à chaque ligne. Car c’est comme un cadeau précieux, dont il faut essayer d’être digne, que nous recevons cette synthèse des très nombreuses années qu’il a passées à étudier la philosophie de langue arabe. C’est là, d’ailleurs, une raison de plus de lire ce livre : y percevoir "cette attitude de sympathie distante, parfois ironique aussi bien envers son objet qu’envers soi-même, qui est l’idéal que tout historien ou philologue s’efforce d’adopter, sans jamais être sûr d’y parvenir" (p. 14). "Portrait en creux d’un très grand intellectuel", tel est le sous-titre qu’il faudrait ajouter à ce livre remarquable.
Pratique :