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Un Carême avec Mauriac plutôt qu’avec Voltaire

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Le Combat de Carnaval et Carême, Pieter Brueghel l'Ancien, 1559.

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Henri Quantin - publié le 01/03/23
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Voltaire se moquait des prescriptions alimentaires du Carême, Mauriac y voyait le "signe d’une appartenance". Le grand mérite de ces "fidélités minuscules", explique l’écrivain Henri Quantin, est de rappeler que le lien à l’Église passe par le corps.

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Dans l’article "Carême" de son Dictionnaire philosophique, Voltaire se contente d’une série de questions rhétoriques, censées ridiculiser tout adepte du jeûne et fermer la bouche à toute velléité de réponse argumentée : "Pourquoi dans les jours d’abstinence l’Église romaine regarde-t-elle comme un crime de manger des animaux terrestres, et comme une bonne œuvre de se faire servir des soles et des saumons ?", "Pourquoi faut-il demander permission à son évêque de manger des œufs ?", "Quelle étrange aversion les évêques ont-ils pour les omelettes ?"... L’ironie, on l’a compris, vise à dénoncer l’absurdité de toute préoccupation alimentaire, prescription arbitraire, quand elle n’est pas injustement cruelle : "Le riche papiste qui aura eu sur sa table pour cinq cents francs de poisson sera sauvé ; et le pauvre, mourant de faim, qui aura mangé pour quatre sous de petit salé sera damné." Voltaire a-t-il au moins le mérite d’inventer les clichés ou ne fait-il que donner une caution intellectuelle à des idées déjà éculées au XVIIIe siècle ? Après lui, en tout cas, faire du chrétien un homme persuadé que la vertu consiste à se gaver de homards tous les vendredis suffit à assurer une réputation d’homme d’esprit.

L’essentiel est ailleurs

La lecture de Mauriac nous apprend que le sarcasme facile sur les jeûneurs au plateau de fruits de mer gagna parfois la gent épiscopale elle-même. Dans son Bloc-Notes du 5 novembre de 1966, le romancier, qui a salué avec enthousiasme Vatican II, s’inquiète pourtant de la rupture radicale que certains veulent en faire : "La presse a rapporté les propos badins d’un de nos évêques touchant la suppression du maigre hebdomadaire : il n’a jamais cru, quant à lui, que ce fût une pénitence que de manger une sole plutôt que du bœuf bouilli." Après avoir remarqué que c’était le type même de plaisanterie pratiquée par son grand-père anticlérical adepte de la "côtelette du vendredi", Mauriac dit ressentir "un malaise sourd", disproportionné mais non pas illégitime. Malaise disproportionné, parce que l’écrivain chrétien sent bien que l’essentiel est ailleurs et que le respect scrupuleux d’une norme ou d’une coutume ecclésiale peut mener à un formalisme stérile. Idolâtrie d’une lettre désertée par l’Esprit. Malaise légitime, toutefois, car le jeûne de sa jeunesse marquait un lien incarné à l’Église : seul un spiritualiste naïf ou présomptueux peut s’imaginer que le corps et le quotidien sont étrangers à notre union à Dieu. "Le maigre du vendredi relevait d’un des commandements de l’Église que nous récitions chaque soir après les commandements de Dieu, et dans le même esprit de foi et d’amour. “Vendredi chair ne mangeras ni le samedi mêmement...”"

Le maigre de ce jour-là, comme l’assistance à la messe du dimanche (dont on sent bien que vous brûlez de nous décharger aussi), était pour nous le signe visible d’une appartenance

Le signe d’une appartenance

À ceux qui rient de cette naïveté supposée, Mauriac rétorque que lui et les siens ne faisaient pourtant pas les malins avec Dieu et qu’ils ne Lui donnaient pas "la comédie d’une pénitence" s’ils dégustaient des huîtres un vendredi. "Le maigre de ce jour-là, comme l’assistance à la messe du dimanche (dont on sent bien que vous brûlez de nous décharger aussi), était pour nous le signe visible d’une appartenance, les deux seules preuves que des chrétiens tièdes, vivant dans le péché, puissent se donner à eux-mêmes et donner aux autres qu’ils sont encore de ceux qui suivent cet Homme, s’ils le suivent de loin, mais enfin ils ne l’ont pas abandonné, et quoi qu’ils fassent en semaine, ils touchent distraitement le dimanche la houppe du manteau." 

La remarque est pleine de finesse, surtout de la part d’un auteur qui a fondé une bonne partie de ses intrigues romanesques sur les ravages du pharisianisme. C’est au point que ce Mauriac de 80 ans s’accuse soudain d’avoir pratiqué l’ironie facile sur les "catholiques de la messe de onze heures", sans avoir vu que se jouait là "une dernière fidélité". L’assemblée des fidèles, l’expression prise au sens strict désigne l’Église au moins aussi bien que l’agaçante et omniprésente formule "les croyants".

Par le corps

Il y a, bien sûr, de nombreuses raisons plus profondes de jeûner, pressenties par l’ascèse antique et couronnées par l’exemple du Christ, puis renouvelées par l’absence annoncée de l’Époux. Il y aussi bien des formes d’abstinence plus héroïquement vertueuses que le maigre très relatif du vendredi. Nul doute qu’on peut dire aussi mécaniquement "C’est vendredi, c’est bol de riz" que "C’est lundi, c’est ravioli". Toutefois, même s’il y a une grande distance entre l’arête de poisson dans la gorge et l’écharde de saint Paul dans la chair, la fidélité minuscule et potentiellement formaliste rappelle, à sa manière, que le lien à l’Église passe par le corps, y compris dans l’apparente banalité d’une liste de courses ou du contenu d’une assiette. Qui mange un œuf mange un bœuf ? Qui rit de la sole reste au sol ? Peut-être pas, mais qui méprise les petites fidélités se rend sans doute plus perméable aux grandes trahisons.

"Souvent avec Rousseau, il suffit de dire le contraire de lui pour être dans le vrai", remarquait récemment Houellebecq. Même sans entonner "C’est la faute à...", on est tenté d’étendre le jugement à Voltaire. Mauriac fera, en tout cas, une lecture de Carême plus féconde, sans être d’ailleurs forcément plus austère : son ironie est parfois aussi féroce, mais elle a le mérite de viser plus juste.

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