Pas grand monde en France n’aura sans doute relevé qu’il est ces temps-ci question de faire un bienheureux d’un jeune Espagnol mort à Londres en 2017. Mais on en parle à Madrid, où le diocèse a lancé la procédure, et en Angleterre où l’on n’a pas oublié ce garçon. Il s’appelait Ignacio Echeverria, et sa cause a été ouverte, conformément au droit canonique, cinq ans après sa mort. C’est un cas peu banal, qui mérite d’être exposé, et qui peut aussi ouvrir quelques aperçus instructifs.
L’attentat terroriste du pont de Londres
Certains se rappelleront peut-être que le soir du samedi 3 juin 2017, des terroristes islamistes, lancés dans une camionnette, ont fauché des passants, flâneurs et touristes sur le pont de Londres (le plus ancien de la ville, reconstruit dans les années 1970, juste en amont de celui de la Tour). Puis, sortis de leur véhicule embouti dans un mur sur la rive sud, ils s’en sont pris avec de grands couteaux à tous ceux qui étaient à leur portée. Il y a eu huit morts et des dizaines de blessés, avant que les forcenés soient abattus par la police.
Ignacio Echeverria revenait à bicyclette d’une session de planche à roulettes quand il a vu les tueurs s’acharner sur une personne tombée à terre et en poursuivre d’autres qui tentaient de s’enfuir. Sautant de son vélo et brandissant sa planche comme une massue, il s’est interposé, frappant les agresseurs, détournant leur attention de leurs victimes et permettant à celles-ci d’être finalement épargnées ou de s’échapper, jusqu’à ce qu’un des fanatiques l’attaque par derrière, lui infligeant plusieurs blessures mortelles.
Tous les témoignages confirment qu’il était un catholique convaincu et pratiquant, engagé dans divers mouvements d’Église, toujours prêt à voler au secours des plus faibles et intolérant
D’un catholicisme "ordinaire" à l’héroïsme
Ce jeune homme, diplômé en droit, travaillait pour la banque HSBC, spécialisé dans la lutte contre le blanchiment d’argent. Confronté soudain à une violence extrême qui pourtant ne le menaçait pas directement, il n’a pas hésité à voler au secours des malheureux culbutés et poignardés, au risque de sa propre vie, rien qu’en voyant d’autres en grand danger et sans penser à lui-même. Son sacrifice a été salué et honoré comme celui d’un héros en Angleterre où la reine l’a décoré à titre posthume, et bien sûr dans son Espagne natale.
Mais cela justifie-t-il de le proposer en modèle de sainteté ? Tous les témoignages confirment qu’il était un catholique convaincu et pratiquant, engagé dans divers mouvements d’Église, toujours prêt à voler au secours des plus faibles et intolérant, bien que sans rage inquisitoriale, face aux malhonnêtetés et injustices. Il est sûr que si, ce soir-là, il a sans balancer pris la décision d’intervenir, c’est en raison des exigences morales et spirituelles dont il s’était nourri depuis sa prime enfance. Cependant, la folie meurtrière rencontrée à l’improviste sur son chemin suffit-elle à rendre exceptionnels et exemplaires ces mérites somme toute classiques (malgré la sécularisation) en terre de vieille chrétienté ?
Un nouveau motif de béatification
Les motifs invoqués pour une béatification (et a fortiori pour une canonisation) sont ou bien le martyre (lorsque le "candidat" a été persécuté, voire mis à mort "en haine de la foi"), ou bien "l’héroïcité des vertus", c’est-à-dire la persévérance dans la foi à travers de sévères épreuves de toute sorte. Dans le cas d’Ignacio Echeverria, où tout s’est passé en quelques instants, aucun de ces deux critères n’est applicable : ce n’est pas parce qu’il aurait été identifié comme chrétien qu’il a été assassiné, et la droiture de la vie qu’il avait menée jusque-là n’avait rien d’extraordinaire.
Or il se trouve que, le 11 juillet 2017 — cinq semaines après sa mort —, a été publiée une lettre apostolique du pape François, en forme de motu proprio, instituant une nouvelle possibilité de béatification : l’oblatio vitæ, c’est-à-dire la perte prématurée et librement consentie de sa vie, en la risquant pour secourir d’autres, pourvu qu’aient été auparavant pratiquées les vertus chrétiennes "au moins ordinaires". Ce document est intitulé Majorem hac dilectionem ("Il n’est pas de plus grand amour…"), en référence à Jean 15, 13. Les autres éléments requis pour une béatification demeurent, à savoir une enquête historique et une renommée persistante de sainteté, entraînant des demandes d’intercession, avec un miracle en confirmant l’exaucement.
Le service de l’autorité
Bien entendu, le texte du Vatican était en préparation depuis longtemps et n’a donc pas été inspiré par le sacrifice d’Ignacio Echeverria. La coïncidence est néanmoins remarquable. La procédure ouverte à Madrid a-t-elle des chances d’aboutir ? C’est là qu’il faut bien voir qu’inscrire tel ou telle au calendrier des bienheureux et saints à invoquer n’est pas une décision unilatérale et souveraine de l’autorité romaine qui prendrait l’initiative de l’imposer à tous, mais la légitimation, après les vérifications nécessaires, d’un "culte" qui existe déjà. Dans le cas d’une béatification, la dévotion qui s’est développée localement est reconnue conforme à la Tradition catholique, voire propre à l’enrichir, et donc digne d’être propagée. S’il agit d’une canonisation, la vénération est proposée aux Églises du monde entier.
Cette dynamique d’échanges de dons de soi a sa source dans les relations entre le Père, le Fils et l’Esprit, et s’appelle, au niveau de celles et ceux qui y sont associés, la communion des saints.
Ce qui montre bien qu’en l’occurrence, Rome ne dicte pas mais rend un service, c’est qu’avec le nouveau Code de droit canonique promulgué en 1983, l’ouverture des causes s’enclenche au niveau du diocèse du "candidat", à la demande de fidèles pour lesquels il est déjà un modèle et un canal de conversion et de grâces. C’est ainsi bel et bien un mouvement qui part de "la base" et qui est authentifié par la hiérarchie d’abord locale (l’évêque), puis universelle (au niveau du Pape). Quant à la nécessité d’un miracle, ce qui doit être établi n’est pas seulement un phénomène extraordinaire (comme une guérison inexplicable et dûment constatée), mais que ce bienfait est consécutif à des prières implorant l’intercession de celui ou celle que l’on voudrait donner en exemple.
Dans la communion des saints
Il apparaît ici que le ressort et le but de la procédure n’est pas l’exaltation d’une figure privilégiée dans un esprit de clocher, et bien plutôt le partage — partage des biens spirituels reçus en l’imitant et en demandant pour cela son aide, comme "avocat" auprès de Dieu dont il ou elle s’est rendu(e) proche en offrant comme Lui sa vie en partage. Cette dynamique d’échanges de dons de soi a sa source dans les relations entre le Père, le Fils et l’Esprit, et s’appelle, au niveau de celles et ceux qui y sont associés, la communion des saints. On peut, on doit même prier les uns pour les autres. Et les morts qui ont accueilli les promesses de la vie éternelle le peuvent aussi, spécialement celles et ceux — bienheureux(ses) et saint(e)s — dont il est manifeste qu’ils ont désiré ne rien en accaparer.
Ignacio Echeverria sera donc béatifié pour autant que l’offrande sa vie inspirera de faire de même, en union avec lui qui s’est ouvert à l’abnégation de la vie divine, laquelle est non moins louange et altruisme que sacrifice, afin de la partager comme son mouvement même y entraîne, voire l’exige. La communion des saints a ainsi une dimension concrètement relationnelle, sociale, publique, en se popularisant et se traduisant dans tous les moyens de communication. C’est à la mesure où un "candidat" est connu qu’il est fait appel à son intercession et que peut lui être attribué le miracle — c’est-à-dire le signe — qui confirme la réalité du partage dont il demeure à jamais un agent.