Si saint François d’Assise fut regardé en son temps comme un autre Christ, alter Christus, ce fut d’abord à cause de ses épousailles avec "Dame Pauvreté". L’immense popularité et l’admiration dont bénéficia Mère Teresa dès son vivant ont une origine similaire : elle épousa la pauvreté, pour elle l’expression la plus fidèle de la présence du Maître en ce monde, et elle servit ceux qui étaient l’image souffrante du Sauveur dépouillé de tout. Elle fut d’ailleurs ignoblement critiquée pour cela, toujours par des esprits forts occidentaux qui n’hésitèrent pas à parler de ses "côtés ténébreux", à savoir sa manière de soigner les malades, ses contacts politiques, sa gestion financière et, cerise sur le gâteau, son "dogmatisme" à l’égard de l’avortement, de la contraception et du divorce. Ayant choisi de servir les plus pauvres parmi les pauvres, il n’est pas étonnant qu’elle fût l’objet de tant d’attaques de la part des nantis, toujours soucieux de reléguer Dieu et ses commandements dans des réserves bouclées à double tour.
Être toujours dans la joie
La jeune fille bourgeoise albanaise, Anjezë, éduquée dans une famille catholique pratiquante, fut d’abord marquée par le souci de ses parents envers les pauvres de Skopje en Macédoine — alors part de l’empire ottoman au moment de sa naissance en 1910. Sa mère ne cessait de dire à ses enfants, visitant les démunis et faisant l’aumône, qu’il fallait donner comme jetant une pierre à la mer et que chaque bouchée devait être partagée avec d’autres. Le père mourant prématurément et la famille connaissant un revers de fortune, elle s’habitua très jeune à un mode de vie simple, austère. Tout naturellement, ressentant à douze ans le désir d’être religieuse, elle s’en ouvrit à un père jésuite de sa paroisse très lié avec les missions lointaines. Confirmée dans sa vocation à l’occasion d’un pèlerinage marial, elle retint le conseil de son père spirituel d’être toujours "dans la joie".
Entrée dans la congrégation des Sœurs de Notre-Dame-de-Lorette en 1928, elle fut ainsi envoyée en Inde pour sa formation, immédiatement frappée par la misère extrême à Calcutta. Essentiellement appelée à enseigner dans le collège huppé tenu par les religieuses dans cette ville, elle n’en oublie pas les pauvres et commence à arpenter les bidonvilles. Elle éprouve un malaise, côtoyant tant de souffrances mais demeurant malgré tout de l’autre côté de la barrière.
À Calcutta, elle était environnée de misère : matérielle, physique, spirituelle
Elle avait mis le doigt sur une terrible réalité, exprimée ainsi avant elle par Léon Bloy dans des termes qu’elle aurait pu faire siens : "La Pauvreté est le Relatif — privation du superflu. La Misère est l’Absolu — privation du nécessaire » (Le Sang du pauvre). À Calcutta, elle était environnée de misère : matérielle, physique, spirituelle, au sein de cet empire des Indes à majorité hindouiste où le système des castes rajoutait encore tant d’injustices au pouvoir britannique. Cette misère exponentielle est ce qui rapprocha la jeune religieuse d’une union plus parfaite avec le Christ, jusqu’à se retrouver un jour clouée dans la main du Maître.
Nuit de la foi
Le 10 septembre 1946, lors d’un trajet en train, elle entendit "l’appel dans l’appel". Elle nomma cette révélation, "jour de l’inspiration". Elle rapportera : "Soudain, j'entendis avec certitude la voix de Dieu. Le message était clair : je devais sortir du couvent et aider les pauvres en vivant avec eux. C'était un ordre, un devoir, une certitude. Je savais ce que je devais faire mais je ne savais comment." Tout est scellé. Passons sur les différentes étapes qui la conduiront, avec l’autorisation de Pie XII, de vivre seule en dehors de sa communauté, puis d’accueillir autour d’elle des jeunes filles et des femmes soucieuses de répondre à une exigence identique. Ce ne sont qu’anecdotes comparées à l’épreuve qui va signer son engagement envers les plus pauvres : elle va entrer dans une nuit de la foi qui durera jusqu’à sa mort, nuit révélée après son entrée dans la vie éternelle. Personne, durant sa vie — à l’exception de ses pères spirituels — ne devina jamais ce terrible fardeau.
Elle eut simplement le souci d’accompagner, de partager la misère, ce qui choquera bien de nos contemporains plus soucieux d’efficacité que de véritable compassion.
Pour qui a eu la grâce de voir Mère Teresa prier, de la rencontrer, de fixer son regard dans ses yeux perçants, pétillants, brûlants, une telle purification des sens pour cette religieuse hors pair, sera un étonnement sans fond. Complètement démunie, mais fidèle, en sa vie intérieure, elle ne cherchera donc point à transformer le monde, à militer contre les injustices, à se révolter, alors qu’à l’époque, déjà, dans l’Église, certains courants prenaient plutôt cette direction. Elle eut simplement le souci d’accompagner, de partager la misère, ce qui choquera bien de nos contemporains plus soucieux d’efficacité que de véritable compassion. Elle ne chercha jamais à rompre les habitudes de vie des plus pauvres mais à soulager ces derniers dans leurs épreuves en prenant sur ses épaules une part du fardeau. D’où les mouroirs, scandale pour nos sociétés repoussant la mort ; d’où les orphelinats, dégoût pour une mentalité contemporaine méprisant la véritable enfance. Elle n’eut pas honte d’annoncer que la souffrance humaine possède un sens si elle est unie à Dieu. Dans ce domaine, ses plus farouches critiques ne furent guère conscients que leur agressivité à son égard se retournait contre eux comme un effrayant anathème.
Répondre aux cris des plus petits
Imperturbable, elle dompte, par un simple geste, un mot paisible et ferme, un regard attentif, les lions de ce monde. Et elle en rencontra ! Bizarrement, cette amante de la pauvreté et cette mère des pauvres en imposait, y compris au sein des organisations internationales les plus perverses et les plus pourries. Elle n’hésita jamais, avec sa voix égale et sans passion désordonnée, à dénoncer aussi en retour la pauvreté insigne de notre monde occidental, critiquant le matérialisme galopant et soulignant la faim spirituelle qui tenaillait nos pays comblés. D’où ce mot affiché dans toutes les chapelles de ses communautés, à côté du crucifix : Sitio, "J’ai soif", une des dernières paroles de Notre Seigneur sur la Croix. Le Fils de Dieu a soif des hommes qui ont soif, et l’eau qu’Il demande est l’exercice de la charité dans les œuvres les plus modestes. Avoir soif de Dieu est répondre aux cris des plus petits, des plus démunis. Mère Teresa dira à propos des pauvres : "Pour moi, ils sont tous le Christ — le Christ dans un déguisement désolant." Pas d’idéalisation de la pauvreté car l’épouser n’est pas un mariage de passion mais une union dans l’ascèse.
Le plus grand destructeur de la paix
Lorsqu’elle reçut le prix Nobel de la Paix en 1979, son discours trancha ô combien par rapport aux grandiloquences habituelles. Elle demanda à tous de dire avec elle la prière pour la paix de saint François d’Assise, son modèle terrestre après le Christ, et elle accepta la récompense au nom de tous les pauvres. De plus, elle dénonça longuement l’avortement, devant un parterre sans doute très agacé : "Et je ressens quelque chose que je voudrais partager avec vous. Le plus grand destructeur de la paix, aujourd'hui, est le crime commis contre l'innocent enfant à naître. Si une mère peut tuer son propre enfant, dans son propre sein, qu'est-ce qui nous empêche, à vous et à moi, de nous entretuer les uns les autres ?" Il est facile d’imaginer le bouleversement produit par de telles paroles, comme lorsqu’elle ajoutera, dans une invitation pressante : "Et voici ce que je vous propose : nous aimer les uns les autres jusqu'à en avoir mal. Mais n'oubliez pas qu'il y a beaucoup d'enfants, beaucoup d'enfants, beaucoup d'hommes et de femmes qui n'ont pas ce que vous avez. Souvenez-vous de les aimer jusqu'à en avoir mal." "Oups !" s’exclameront certains esprits plus soucieux de paraître et de pouvoir que de vérité. En présence d’un tel don, d’une telle foi, d’un tel courage sans faux respect, les réserves et les critiques formulées envers Mère Teresa ne sont que de peu de poids. Et il apparaît, à notre grande honte, que les plus pauvres ne sont pas forcément les miséreux.