Déclarée mi-juillet, la guerre contre la Prusse a tout de suite tourné au désastre. Le Second Empire s’est effondré en quelques jours, la république a été proclamée le 4 septembre et, malgré l’immensité de la catastrophe militaire, irréparable, le nouveau gouvernement a refusé de demander un armistice. Les provinces de l’Est et du Nord, la Normandie, la région parisienne sont occupées ; depuis le 16 septembre, Paris est assiégé et, les vivres manquant pour les foules de réfugiés qui ont afflué vers la capitale, on ne tardera pas à y mourir de faim…
Les Volontaires de l’Ouest
Pourtant, stoïques, dans un sursaut d’héroïsme inattendus, civils et militaires résistent, chacun à leur manière. Pour l’honneur, car même les plus optimistes n’osent plus rêver d’une victoire impossible malgré toutes les prières qui montent vers le Ciel et qui ne réclament plus que l’arrêt des combats, la sauvegarde des régions encore épargnées par l’invasion.
Laminées par les combats de l’été, mal déployées, les unités envoyées vers la frontière rhénane sont tombées au pouvoir de l’ennemi. Le gouvernement décide alors de lever de nouvelles troupes et de reformer à Tours une "armée de la Loire" dont il attend merveille, censée remonter vers la capitale et prendre les assiégeants à revers. En fait, rien ne se passe comme prévu. Le recrutement se fait mal et amène des jeunes gens impréparés, sans formation, souvent réformés, dont on ne peut attendre merveille. La seule vraie force vient, en fait, de l’enrôlement de milliers de garçons originaires de Bretagne, du Maine, de Vendée et d’Anjou, venus rejoindre en masse, quand ils ont appris leur arrivée, les zouaves pontificaux de Charette et Cathelineau. Ceux-ci sont rentrés en France lorsque Pie IX a renoncé à défendre véritablement Rome, abandonnée par les troupes de Napoléon III, et tombée, le 20 septembre, au terme d’un combat sanglant mais symbolique, aux mains du roi Victor-Emmanuel.
Le dilemme de Gambetta
L’arrivée des "soldats du Pape" et l’afflux de "Volontaires de l’Ouest" n’a pas réjoui longtemps Léon Gambetta, incarnation de la résistance et nouvel homme fort de la République. Certes, les zouaves pontificaux sont des combattants d’élite, endurcis et commandés par des chefs de valeur, capables de souder autour d’eux les nouvelles recrues enthousiasmées par leur personnalité et leurs exploits, mais tous appartiennent à des familles catholiques qui, en 1793, ont pris les armes contre la Révolution et n’ont jamais depuis renié leur attachement à la monarchie. Est-il raisonnable de donner des armes, qu’ils seraient susceptibles de retourner contre le pouvoir républicain, à ces "fils de chouans" ? Tout le dilemme de Gambetta, qu’il résoudra, un temps, en parquant ces recrues indésirables dans un camp improvisé à Conlie près du Mans, sans nourriture, tentes, couvertures ou médicaments, en dépit des intempéries, est là.
Une victoire qui ne suffit pas
Pourtant, Gambetta a tort ; même s’ils honnissent la République et le souvenir des massacres perpétrés chez eux, ces hommes sont profondément loyaux, profondément patriotes et ils ne songent réellement qu’à voler au secours de la France en péril, quel qu’en soit le régime en place : une abnégation que le tribun ne comprend pas… Ces troupes "suspectes" auront beau verser leur sang et se sacrifier, on ne leur fera jamais entièrement confiance. Comme si l’on avait encore le choix !
Depuis la mi-octobre, les Prussiens, qui ont pris Orléans, Chartres, Châteaudun dont, en représailles pour ses tentatives de résistance, ils ont abattu les défenseurs civils, violé les femmes, pillé et brûlé les maisons, contrôlent le cours de la Loire. Ils menacent Tours, où s’est réfugié le gouvernement provisoire, bientôt obligé de se replier sur Bordeaux, et la Bretagne. C’est dans ce contexte, et afin de donner une chance à une improbable contre-offensive qui permettrait de lever le siège de Paris, qu’ordre est donné aux "Mobiles", les nouveaux mobilisés, sous le commandement du général Gaston de Sonis, un brillant officier qui s’est illustré en Algérie, d’Athanase de Charette et de Henri de Cathelineau de reprendre Orléans. Ce sera chose faite le 6 novembre, mais cette victoire ne suffit pas. Très vite, l’ennemi, mieux armé, reprend son offensive victorieuse face à des troupes démoralisées, minées par le typhus, la variole, la grippe, la dysenterie, crevant de froid et de faim, mais qui s’accrochent encore héroïquement au terrain à défendre.
Conscients d’aller au massacre
L’état-major est conscient que c’est en pure perte. L’objectif de dégager Paris est inaccessible et, désormais, le seul but à atteindre, si possible, est de couper la route de l’Ouest à l’ennemi, en protégeant Le Mans et son nœud ferroviaire. Tels sont les ordres donnés à Sonis et ses officiers fin novembre : tenir assez longtemps, à tout prix, pour permettre au gros de l’armée de décrocher sur le Maine, devenu le dernier verrou français. Pour cela, il ne reste qu’à se faire tuer, et c’est ce que feront ces hommes le 2 décembre 1870 devant le village de Loigny.
Devant eux, 1.500 mètres de terrain découvert, enneigé, sans rien pour se protéger du feu adverse.
Après un bref redoux, qui a d’ailleurs compliqué les opérations en transformant les routes en fondrière, le froid est revenu, plus intense encore. Déjà glorieusement étrillés devant Patay, les Français, face à de puissantes divisions allemandes renforcées d’excellentes pièces d’artillerie, alignent moins d’un millier d’hommes, épuisés, frigorifiés, déjà blessés pour certains.
Et conscients d’aller au massacre. Ils chargent, après avoir déployé les étendards frappés du Sacré Cœur qui portent la devise : "Cœur de Jésus, sauvez la France !" Devant eux, 1.500 mètres de terrain découvert, enneigé, sans rien pour se protéger du feu adverse. Gaston de Sonis tombe, la jambe fracassée par une balle, blessure si grave qu’il faudra l’amputer et que l’on désespérera un temps de le sauver. Charette prend le commandement. Il ne reste que 800 Français valides. Quand ils atteindront Loigny, ils se feront fusillés par les fenêtres des maisons où se sont retranchés les tireurs allemands qui les abattront comme au tir aux pigeons… Grièvement blessé, Charette tombe à son tour, puis un à un, presque tous les combattants.
Lorsque le feu s’arrête, il ne reste plus, face à des milliers d’Allemands, qu’une poignée de Français encore debout, moins de cent… Sidérés, admiratifs, les officiers allemands veilleront à faire dispenser les meilleurs soins à ces adversaires trop valeureux, dont beaucoup ne survivront pas à leurs blessures.
Un geste de réconciliation
Cela s’est passé voilà cent cinquante-deux ans. Qui s’en souvient ? Matrice de tous les désastres du XXe siècle, la guerre de 70, "la Débâcle", a été évacuée de la mémoire collective, et plus vite encore les combattants de la glorieuse défaite de Loigny, vite rebaptisé Loigny-la-Bataille. Un an exactement après le combat, les survivants feront poser la première pierre d’une chapelle destinée à recevoir les corps de leurs camarades, mais aussi ceux d’une soixantaine d’officiers allemands tombés dans l’affrontement, geste de réconciliation et d’apaisement inattendu. Les dépouilles sont rassemblées dans un impressionnant ossuaire qui expose aux regards des amoncellements d’os fracassés et de crânes traversés par l’impact des balles mortelles, témoins des souffrances endurées et des sacrifices acceptés pour le salut de la France. Un salut qui, malgré les charniers de Loigny, n’est point passé par une victoire militaire.
Le Sacré Cœur, qui veille sur le sanctuaire, rappelle la valeur expiatoire de ce massacre à vues humaines totalement inutiles. Gaston de Sonis, en 1887, puis Athanase de Charette, demanderont à reposer près de leurs hommes sur ce champ de bataille qu’ils avaient arrosé de leur sang. Leurs tombes ont longtemps attiré les pèlerins, au point que l’on prête au général de Sonis, mort en odeur de sainteté et dont la cause de béatification a été ouverte, plusieurs miracles, aujourd’hui aussi oubliés que ses exploits. Se souvenir est pourtant un devoir, tout comme la prière pour les morts.