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Nous sommes à la fin du XIIe siècle et le monde est en feu. La quatrième croisade se prépare, qui détruira Constantinople. L’hérésie cathare fait rage dans l’Église avec ses croyances étranges sur la corruption générale d’un monde maudit, le refus de l’incarnation du Christ et l’inutilité des sacrements. Le pape Innocent III s’endort et fait un songe. La nuit, quand l’homme lâche enfin prise, alors Dieu peut agir. Il faut relire Péguy et son hymne à la nuit : "Ô nuit, la plus belle de mes créatures [...]. La seule qui réussit à endormir l’homme, ce puits d’inquiétude. [...] Toi qui panses toutes les blessures. Toi qui verses le repos et l’oubli. Toi qui verses le baume, et le silence, et l’ombre."
Le Pape voit s’effondrer sa cathédrale, Saint-Jean-de-Latran. Du Temple, dit le Seigneur Jésus dans son discours apocalyptique, "des jours viendront où il n’en restera pas pierre sur pierre" (Lc 21, 6). Que sont nos sécurités humaines quand la guerre se déclare, quand vient la maladie ou la mort, quand éclatent les scandales ? Il était impensable que le Temple s’effondre… Comme est impensable l’incendie de Notre-Dame de Paris... Et pourtant le Temple a bien été détruit sous les légions de Titus. Et pourtant Notre-Dame s’est consumée dans les flammes, avec ses chênes millénaires... Il faut cent ans pour bâtir une cathédrale. Il faut une heure pour la détruire... Il serait simple sagesse de méditer inlassablement sur la fragilité des choses que nous croyons si bien établies...
Commencer par sa propre conversion
Dans le songe d’Innocent III, il s’en est fallu de peu que le Latran ne soit complètement détruit. La vie ne tient qu’à un fil. Alors qu’il la voit s’effondrer, un petit homme surgit, vêtu de bure. Il se place sous l’édifice et étend sa main pour empêcher sa chute. Il soutient l’Église par une force mystérieuse, qui se déploie dans sa faiblesse. Quelque temps avant le songe du Pape, il avait entendu la parole du Crucifié à san Damiano : "François, reconstruis mon Église qui, tu le vois, tombe en ruines…" Il la vit bien, la corruption de l’Église, le petit pauvre d’Assise, comme Luther plus tard en dressera un constat implacable. Il vit la corruption d’une grande part du clergé, l’idolâtrie de la richesse, la répétition des scandales, mais il ne quitta jamais le navire ballotté par les tempêtes, comme Luther le fit avant de renoncer à ses vœux — qu’il jugea nuls — et d’épouser une religieuse. Il souffrit par l’Église, il souffrit pour elle. Il la réforma de l’intérieur, par un ordre pauvre et obéissant, rempli de l’Esprit d’adoration. Il la réforma en commençant par la conversion de son propre cœur.
Gardons-nous d’adopter la posture pharisienne de ces irréprochables justiciers qui n’ont jamais songé à éradiquer la corruption qui mine leur propre cœur. Ils crient au scandale mais ne commencent pas par eux-mêmes. "Enlève la poutre de ton œil !" (Mt 7, 5) Je me rappelle l’homme, il y a vingt ans, qui faisait visiter le camp d’Auschwitz. Son visage était marqué par l’abîme d’une mémoire blessée. Il avait été lui-même prisonnier dans ce camp de la mort. À la fin de la visite il disait toujours : "Dire que nous sommes capables de faire de telles choses…" Admirable parole d’un homme revenu de ses illusions, qui savait combien le combat se jouait d’abord en sa propre vie, et que "dans l’homme le plus disgracié comme le plus obscur" luisait "une étincelle divine" qui méritait notre amour, comme le disait le père Jacques Sevin.
Justice et miséricorde
On parle beaucoup de miséricorde dans l’Église. Autre chose est de la mettre en pratique. Notre attention doit d’abord se porter vers les victimes, avec le souci de faire de notre Église une maison sûre. Mais si nous sommes vraiment chrétiens, notre attention doit aussi se porter vers les bourreaux. "J’étais prisonnier et tu m’as visité" (Mt 25, 36) dit le Seigneur. J’étais peut-être prisonnier parce que j’avais assassiné, abusé ou violé... Oui, nous devons aussi prier Dieu pour les pécheurs, ne pas les enfermer dans notre accusation, ni les réduire au mal qu’ils ont fait.
Je pense, entre autres, au cardinal Ricard. Sans vouloir minimiser la gravité de la faute qu’il a fini par avouer, il n’est pas possible de réduire toute sa vie à cet acte. Le Seigneur est-il mort pour les pécheurs, ou pour les impeccables ? Il ne faudrait pas que notre souci de purification — qui est d’ailleurs uniquement focalisé sur les fautes de mœurs, mais ni sur l’orgueil, ni sur l’hérésie, qui nous laisse en général totalement indifférents, ni sur l’ambition mondaine ou le mépris des pauvres — ne se termine en chasse aux sorcières ou nous fasse simplement oublier la Rédemption.
Je supplie chaque jour le Seigneur de ne pas être objet d’un scandale qui blesse la foi de ceux qu’il me confie.
Il faut tenir cet équilibre subtil entre l’exigence de la justice et la surabondance de la miséricorde. Je supplie chaque jour le Seigneur de ne pas être objet d’un scandale qui blesse la foi de ceux qu’il me confie. Ne sommes-nous pas tous capables du pire ? C’est la mystérieuse parole du starets Zosime dans les Frères Karamazov, à l’image du Christ qui a pris sur lui nos péchés. Seuls la comprennent ceux qui ont une âme mystique ou l’humilité de bien se connaître : "Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres." Que Dieu nous préserve de faire le mal qui demeure tapi comme une bête en notre propre cœur (Gn 4, 7).
Le petit pauvre est toujours là pour relever les ruines
"Je crois en l’Église." L’Église est donc objet de foi, et la foi est toujours un clair-obscur, au-delà de ce qui se voit. L’Église ne tient pas d’abord par des apparences souvent trompeuses de puissance ou de stabilité, à l’image du Temple de Jérusalem qui s’est pourtant effondré dans les larmes, mais sur la fidélité du Christ. Ne nous laissons pas fasciner par l’effrayante séduction du Mal, comme l’homme pris de vertige est attiré par le gouffre. La Vierge écrase le serpent sans jamais le regarder. Ayons le regard assez profond pour voir ce qu’il y a de beau dans l’Église. Le peuple immense des saints, souvent cachés aux yeux des hommes, avec leurs pauvres limites et leurs péchés. Le petit pauvre est toujours là pour étendre les mains et sauver la maison quand elle tombe en ruines. Donne-nous, Seigneur, d’aimer ton Église, malgré tout, et de l’aimer davantage quand elle est moins aimable.