On comprend aisément que les nouvelles révélations d’abus sexuels, aux allures de litanie du mal, désespèrent le peuple de Dieu, à moins que ce ne soit la tentation de la lassitude voire de l’indifférence qui l’emporte. "Lui aussi", "lui aussi", "même lui"… semble murmurer une voix qui parvient à peine à conserver des accents indignés. Longtemps crédule envers les clercs et incrédule devant les révélations, le fidèle de bonne foi finira peut-être par ne plus s’étonner de rien. Même le journaliste anticlérical pourrait bientôt passer à autre chose, conscient qu’un énième scandale ne pourra plus faire la Une. Il est bon de ne jamais s’habituer au mal au point de le juger banal et il est donc heureux qu’il nous reste une certaine capacité d’indignation. Cela n’empêche pas, toutefois, de s’interroger : pourquoi sommes-nous plus frappés quand il s’agit d’un Jean-Pierre Ricard ou d’un Michel Santier que quand le coupable est un prêtre diocésain ou un laïc en service ?
Un aveu de rupture
Une première hypothèse serait la notoriété du coupable et donc l’ampleur du scandale public. Cette indignation purement mondaine tend heureusement à disparaître. Il n’est plus guère de fidèles pour affirmer qu’il aurait été préférable que le crime restât caché. Tant mieux : l’Église du Christ condamné à mort et crucifié ne se préoccupe de son image que quand elle épouse les critères du monde, aujourd’hui ceux de la communication. Cette logique est trompeuse, parce qu’elle amène toujours à préférer un mensonge apparemment profitable et pourtant nuisible à une vérité humiliante mais libératrice. Face à cette éternelle confusion, rappelons une fois de plus les mots prononcés par Benoît XVI il y a plus de dix ans : "Dans la mesure où c’est la vérité, nous devons être reconnaissants de tout éclaircissement."
Entre l’autoflagellation d’un innocent et l’autojustification d’un coupable, il y a donc une place pour une conscience de la faute qui en assume les conséquences.
On ne sait si Jean-Pierre Ricard a fait ses déclarations sous la pression des événements, mais on peut au moins être satisfait que l’aveu vienne pour une fois du coupable lui-même. Sans ignorer les risques d’une dérive de la société vers un puritanisme qui somme chacun de s’accuser de tout et n’importe quoi, cet aveu public, quand la faute est avérée, rompt avec une forte tendance à la dénégation.
Entre l’autoflagellation d’un innocent et l’autojustification d’un coupable, il y a donc une place pour une conscience de la faute qui en assume les conséquences. Il va de soi que nous ne faisons pas ici un éloge de Jean-Pierre Ricard, qui serait un outrage de plus à sa victime. Nous notons seulement que, y compris du point de vue de l’abusée, l’aveu du coupable est plutôt une bonne nouvelle, parce que le travail de la justice s’en trouvera a priori facilitée. Ce n’est donc pas faire injure aux victimes de noter comme un point positif qu’un évêque coupable n’ait pas perdu, si tard que cela arrive, tout sens de la faute.
La trahison du serviteur
Pour expliquer que le crime ou le délit de Jean-Pierre Ricard nous frappe davantage, la seconde hypothèse qui vient à l’esprit est évidemment que le coupable est non pas seulement plus connu qu’un autre, mais cardinal, ancien président de la Conférence des évêques de France et électeur du pape. Il est certes légitime de juger que la mission de l’évêque étant de sanctifier les prêtres, la trahison est plus grande quand le berger devient loup. On n’oubliera pas, au passage, que la hiérarchie de l’Église n’ayant de sens que si elle est une pyramide inversée, la trahison ne vient pas de ce que le cardinal a plus de pouvoir que les autres, mais au contraire de ce qu’il est censé être davantage serviteur de ses frères.
Ceci étant dit, si l’effroi vient de ce que nous pensons qu’un évêque est a priori plus saint qu’un de ses prêtres, il serait bon que nous revoyons nos critères et, éventuellement, que nous révisions l’histoire de l’Église. À côté des saints évêques — suffisamment nombreux pour que l’opposition entre méchante institution et petit curé soit paresseuse —, combien de prélats qui n’apparaissent dans les hagiographies que comme ceux qui ont persécuté le héros de l’histoire ?
Sans les saints, un amas de ferraille
Reprenant une phrase célèbre de Blanc de Saint-Bonnet, Léon Bloy écrivait dans Le Désespéré : "“Le clergé saint fait le peuple vertueux, a dit un homme puissant en formules, le clergé vertueux fait le peuple honnête, le clergé honnête fait le peuple impie.” Nous en sommes au clergé honnête." Nous n’avons pas l’intention de sombrer dans la généralisation abusive en nous demandant quel peuple naît d’un clergé impie. Au nom de l’appel universel à la sainteté, disons plutôt que l’Église, qui a besoin de saints évêques et de saints prêtres, a tout autant besoin de saints laïcs. La notoriété ou la dignité ecclésiastique ne font rien à l’affaire. Bernanos rappelait judicieusement la seule hiérarchie qui vaille, lorsqu’il écrivait que tout évêque digne de ce nom échangerait sans hésiter sa mitre contre la sainteté. Quand il comparait avec drôlerie l’Église à une compagnie ferroviaire, il notait en outre : "Mais, sans les saints, moi je vous le dis, la Chrétienté ne serait qu’un gigantesque amas de locomotives renversées, de wagons incendiés, de rails tordus et de ferrailles achevant de rouiller sous la pluie. Aucun train ne circulerait plus depuis longtemps sur les voies envahies par l’herbe."
Bref, au-delà de toutes les indignations, de tous les appels à réforme décisive, de tous les commentaires ad libitum ou ad nauseam de l’actualité, une seule chose est urgente, comme en tout temps : la foi en un crucifié indifférent à sa réputation, qui a promis à son premier pape que les portes du séjour des morts ne prévaudraient jamais contre son Église.