Friedrich Hegel appelait cela la ruse de la raison. La logique poussée à son extrême devient passion et se tue elle-même. Il en est ainsi de l’idéal démocratique, qui était fondé à l’origine sur cette belle idée que le pouvoir se devait d’être délégué par consentement de la majorité, et qui est devenu un idéal exactement contraire, dans lequel le souverain bien ne saurait être que le règne des minorités.
La parabole de la brebis perdue citée dans l’évangile de Luc : "Si l’un d’entre vous a cent brebis et qu’il en perd une, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller chercher celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il la retrouve ?" est ainsi poussée à l’absurde : il ne s’agit plus de laisser provisoirement les quatre-vingt-dix-neuf brebis dans le désert, mais de les abandonner à leur sort pour de bon, de donner la houlette du berger à la brebis perdue, brebis égarée qu’il n’est plus question de retrouver, mais de conforter dans son égarement. "L’égarement, c’est mon choix", dit la brebis perdue à son berger. Et notre société ajoute : malheur à qui voudrait contester le libre choix de la brebis minoritaire.
L’indifférence déguisée en bienveillance
Nos "gauchistes" en action et leurs épigones ont réussi à installer le triomphe de la brebis minoritaire. Pour reprendre la formule de Thomas Mann, ils ont imposé "un amour résolu de l’humanité, intolérant, exclusif, fait d’une rhétorique malveillante, langoureuse et offensante, en ce qu’elle revendique pour son propre compte toute la morale du monde". Difficile d’être plus éloigné de l’amour exigeant de l’Évangile. Car le respect du libre choix de la brebis égarée est une forme mortifère de l’indifférence déguisée en bienveillance.
Comme toujours, ce sont les bons sentiments qui mènent la danse : je me souviens d’un maire gaulliste et démocrate-chrétien — Jean Charbonnel — qui, dans un débat sur l’accessibilité dans sa ville au début des années 1980, avait deviné la dérive. Nous débattions ce soir-là en conseil municipal sur les aménagements et le nombre de places à réserver aux handicapés dans un nouveau plan de circulation. La majorité avait prévu des places en grand nombre, mais la gauche municipale en exigeait encore davantage, rêvant de consacrer la moitié de l’espace public aux handicapés dans les secteurs piétons. Jean Charbonnel tentait en vain de les ramener à la juste mesure. "Si l’on vous écoute, avec votre obsession des minorités, disait-il, il n’y aura bientôt plus personne pour défendre ceux de nos concitoyens qui ne sont ni handicapés, ni immigrés, ni homosexuels". Je me souviens précisément de ces propos prémonitoires, qui aujourd’hui seraient impossible à prononcer.
Le tort de la majorité
Car aujourd’hui la dictature des minorités est installée. Le wokisme en est la dernière expression : les minorités, du seul fait qu’elles sont minoritaires, ont raison contre la majorité qui a tort du seul fait qu’elle est majoritaire. C’est ainsi qu’au fil des jours les contre-pouvoirs sont devenus des pouvoirs, et que la Cité, lieu où s’exprime la Politique, a cédé la place aux cités, espaces où règne le non-droit. Dans ce contexte, tout conspire à donner les clefs de la société à des sous-groupes. Une poignée de militants CGT peut en toute impunité prendre le pays en otage en bloquant les raffineries de pétrole. Une minorité de féministes extrêmes peut instiller la terreur dans les esprits.
Un homme comme Jean-Luc Mélenchon a compris ce signe des temps : il annonce une "grande conjonction" qui n’est en réalité que l’addition de minorités malheureuses.
Des idéologues marginaux peuvent imposer l’écriture inclusive dans nos écoles. Les diplômés précaires, les immigrés, les transgenre, les radicalisés, les minorités urbaines ont acquis des droits que la majorité n’a pas, précisément parce qu’ils sont minoritaires. Un homme comme Jean-Luc Mélenchon a compris ce signe des temps : il annonce une "grande conjonction" qui n’est en réalité que l’addition de minorités malheureuses. Mais même additionnées, les minorités malheureuses ne font pas une majorité, et c’est pourquoi le mouvement de Jean-Luc Mélenchon ne sera jamais un élan populaire. La dictature des minorités n’est pas le pouvoir du peuple.
Le sel de la terre
Et nous, dernier carré de chrétiens perdus dans une Europe sécularisée, pourquoi le fait d’être devenus si minoritaires ne nous donne-t-il pas le droit de revendiquer et haut et fort nos droits et notre identité ? Parce que nous savons que notre foi au Christ n’est pas d’abord une identité. Elle est une aventure amoureuse. Il entre dans notre définition même de chrétiens que d’être une minorité sans esprit de revendication ou de revanche. Être minoritaires ? La belle affaire ! On nous le répétait déjà à l’époque où nous n’étions que douze. Et même quand l’Église régnait sur le siècle, même sous nos rois saint Louis ou Louis XIII, combien étions-nous vraiment, combien de disciples du ressuscité ? Le Christ nous a dit que nous étions le sel de la terre. Il ne nous a pas dit que nous en étions la farine.