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Comment Madeleine Delbrêl (1904-1964) peut-elle parler aujourd’hui à des chrétiens qui s’interrogent sur la présence de leur Église "aux périphéries". Qu’a-t-elle à dire à des femmes qui cherchent leur place au sein du catholicisme ? Mais d’abord qui est-elle ? Une femme aussi — convertie, laïque et mystique — qui mena pendant trente ans une vie évangélique et installa d’autres petites communautés en France puis en Afrique. Voilà presque quatre-vingts ans, en décembre 1943, elle rédige un petit livre Missionnaires sans bateaux, fruit déjà de dix années de présence à Ivry, fief communiste. Il ne sera pas publié de son vivant, partiellement en 1966, après sa mort. Explication : les abbés Godin et Daniel, liés à la JOC naissante, venaient en 1943 de lancer leur brûlot, La France, pays de mission ? La Mission de France venait d’ouvrir son séminaire à Lisieux en vue de former des prêtres pour les territoires déchristianisés. Et Madeleine d’ailleurs y fut au départ très présente.
Dieu n’a pas sa fiche à la mairie
Son analyse de 1943 partait du même constat : à la mission lointaine doit s’ajouter — voire se substituer comme priorité — la mission de l’intérieur pour combattre un paganisme à nos portes. Mais Madeleine le dit avec sa petite musique qui demande le silence pour être entendue ; elle veut surtout mobiliser non les seuls clercs et les jeunes de l’Action catholique, mais de simples laïcs, des couples, des femmes célibataires œuvrant le plus souvent dans le service social. Son diagnostic portait plutôt sur la sécularisation pratique. Madeleine, qui en a conscience dans le secteur du soin et de la bienfaisance, l’exprime par ce constat, emprunté à la bureaucratie naissante, que Dieu "n’a pas sa fiche à la mairie". Ses formules s’entendent présentement quand, parlant de son Église, elle écrit : "C’est nous qui pouvons avancer sa frontière." Sont-ce les périphéries d’aujourd’hui ? La réflexion de Madeleine, prosaïque et poétique, oblige d’abord à se dé-payser, là même où nous pourrions y lire un présent inchangé : "Ici la paroisse, petit troupeau, heureux de sa foi, indéchiffrable à ce qui n’est pas lui" ou "Vieille église accroupie comme un oiseau, réchauffant ses fidèles sous ses ailes". Et les prêtres : "Ils parlent dans leur chaire là où la rue ne va pas."
Côte à côte à un arrêt d’autobus cet homme tatoué — pratique alors des seules classes populaires — et cette petite dame proprette sont éloignés comme deux continents.”
L’aperçu des "pays sociaux" — en fait nos milieux de vie — où Madeleine entend entraîner son lecteur pour agir, se transforme en croquis vivants de ce qu’elle voit au jour le jour, mondes qui coexistent et s’ignorent : "Côte à côte à un arrêt d’autobus cet homme tatoué — pratique alors des seules classes populaires — et cette petite dame proprette sont éloignés comme deux continents." Plus loin, dans un train de banlieue, une demi-douzaine de filles et de garçons "s’entassent sur trois places et mènent un beau vacarme". Constat : "Encore un pays [à identifier] et mieux protégé que la Chine par sa muraille." Chaque groupe vit dans sa bulle.
L’insertion des laïcs dans la ville
Et son Église, "en marche depuis deux mille ans à travers le monde et à travers les mondes", comment la voit-elle ? Elle s’étonne à peine de la sentir "si pesante du poids des chrétiens qui ne partent pas" en mission. Mais elle la voit aussi "comme l’animal symbolique d’Ézéchiel. Elle court dans une tornade de feu. Que nous le voulions ou non, nous habitons, en elle, cette tornade". Madeleine aussi écolo ? Et de conclure : "Le vent qui souffle là, emporte l’Église vers ce qui n’est pas l’Église." Marges donc. En 2014, La Croix titrait, après une nouvelle réédition de l’ouvrage d’Henri Godin et Yvan Daniel, "La France toujours “pays de mission”". Qui penserait à réactualiser le témoignage d’une femme dont le quotidien était, pendant la guerre, de faire tourner le service social de la mairie d’Ivry, tout en développant ce qui lui semblait une priorité, des maisons de femmes, de porter aussi discrètement des colis aux familles dont un membre avait été déporté ou fusillé. De cela, elle ne parlait pas, il a fallu à la Libération que les communistes récupèrent leur mairie pour que les preuves de son dévouement sans tapage les conduisent à la laisser à la tête d’un service plus que jamais indispensable.
Et pourtant ce témoignage est capital car il propose en filigrane, à l’encontre d’une forme de cléricalisme héroïque, celui de jeunes prêtres se faisant embaucher comme ouvriers dans de grosses usines après la guerre, l’insertion des laïcs dans la ville où sa communauté à Ivry vivait portes et fenêtres ouvertes. Ce n’est qu’en 1957, après la crise des dits prêtres ouvriers que Madeleine sera amenée à modéliser son expérience. Presque quinze ans plus tôt, elle avait déjà posé un diagnostic aigu. Mais Madeleine n’était qu’une femme qui pratiquait à ciel ouvert ce que les anthropologues appellent l’observation participante. Elle le disait en 1943 avec l’abrupt poétique d’une travailleuse sociale qui arpentait la ville en portant dans son cœur toute la misère d’un monde… alors en guerre aussi. Comprendre Madeleine aujourd’hui, c’est d’abord prendre le risque d’être dépaysé en entrant dans son écriture, le plus sûr moyen pourtant d’accéder à son expérience.
Pratique :