C’est peut-être la plus ancienne des traditions mariales et le plus ancien sanctuaire de Notre-Dame au monde. L’histoire de Notre-Dame du Pilier, Nuestra Señora del Pilar, à Saragosse, a résisté depuis près de deux mille ans, dit-on, à toutes les attaques, y compris celles des esprits forts qui veulent la réduire à une légende sans fondements crédibles. Il doit bien y avoir une raison à cela ! Vers l’an 36, une première persécution frappe la jeune Église. Saint Étienne, le premier martyr, en est la victime emblématique mais il ne fait qu’inaugurer la longue série des témoins morts pour le Christ.
En partie orchestrée par un jeune pharisien, Saul, le futur saint Paul, cette chasse aux chrétiens incite les apôtres à se disperser et quitter Jérusalem pour un temps au moins. Ainsi se mettent-ils à l’abri et répondent-ils à la demande du Seigneur d’aller dans le monde entier et de tous les peuples faire des disciples. Si certains, d’abord, ne s’éloignent guère, d’autres, poussés par l’Esprit, quittent le Proche-Orient pour l’Europe ou l’Asie centrale. Parmi ces aventuriers de la foi, si l’on en croit la Tradition, figure l’apôtre Jacques, le frère aîné de Jean, qui aurait gagné l’Espagne.
Le découragement de Jacques
Certains historiens en doutent, faisant remarquer, à raison, que nous connaissons la date et les circonstances de la mort de Jacques, emprisonné et décapité sur ordre d’Hérode dans la ville sainte en 45, premier des Douze à périr pour sa fidélité au Maître. Ce martyre de Jacques à Jérusalem interdit-il pour autant qu’il ait, neuf ans plus tôt, tenté d’évangéliser l’Espagne ? Nullement ! Même avec les moyens de l’époque, et les risques encourus, les gens de l’Antiquité ont été de grands voyageurs et l’apôtre peut parfaitement avoir traversé la Méditerranée.
Cela dit, et toujours à en croire la Tradition, l’expédition n’a pas connu un grand succès. La prédication du "fils du tonnerre", comme Jésus appelait les deux enfants de Marie Salomé, se heurte au mépris et au mauvais vouloir des Ibères romanisés et, après de longs mois d’efforts, Jacques, établi à Saragosse, n’a converti que sept personnes… Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas content du résultat et, comme il n’a jamais eu bon caractère ni fait preuve de patience, il est prêt à tout laisser tomber et à regagner la Judée, où la persécution s’est apaisée.
Au sein de cette lumière, Marie apparaît, resplendissante et environnée d’anges qui proclament ses louanges.
Nous sommes le 2 janvier 39 ou 40, les avis divergent, et l’apôtre a décidé de réunir son maigre troupeau de convertis pour leur apprendre son prochain départ. C’est une nuit d’hiver obscure et froide, et la nouvelle du départ de leur pasteur, assenée aux pauvres chrétiens du lieu, ne l’illumine pas… Or, voilà que, soudain, une merveilleuse clarté les entoure, ainsi que des chants merveilleux. Au sein de cette lumière, Marie apparaît, resplendissante et environnée d’anges qui proclament ses louanges.
La Vierge du Pilier
On ne manquera pas d’objecter qu’à cette date, la Mère de Jésus est encore bien en vie, installée au domicile de Jean comme son Fils l’a demandé sur la croix, que ce soit à Jérusalem ou à Éphèse. Dans ces conditions, comment apparaîtrait-elle au frère du disciple bien-aimé ? Tout simplement, si l’on ose dire…, par bilocation, un phénomène mystique bien attesté par l’Église qui permet à quelques grands saints, et à plus forte raison à la plus grande de tous, de se trouver présents en deux endroits en même temps si une nécessité urgente l’exige.
Miraculeusement avertie du découragement de Jacques, Marie est venue, maternelle, le réconforter et lui demander de ne pas abandonner sur un coup de tête et de cafard ceux qu’il a conduits au Christ. Elle se tient sur une colonne de jaspe précieux, haute d’un mètre soixante-sept. S’adressant à l’apôtre, Notre-Dame lui déclare :
Puis Elle disparaît, laissant pour preuve de sa venue la fameuse colonne, le Pilier, sur laquelle Elle s’est tenue.
La colonne tient bon
Telle est l’histoire de la fondation du sanctuaire espagnol du Pilar, telle que la rapporte le saint pape Grégoire le Grand, à la fin du VIe siècle, dans ses Morales sur Job ; or, Grégoire connaît très bien l’Église espagnole, en raison de ses liens avec l’évêque de Séville, son ami saint Léandre, qu’il a rencontré lorsqu’il était apocrisiaire, aujourd’hui nous dirions nonce, à Constantinople. Ce qui est incontestable, c’est l’ancienneté du sanctuaire marial de Saragosse, bâti près des rives de l’Èbre autour du pilier sacré au IVe siècle, certainement sur un lieu de culte clandestin beaucoup plus vieux. Certes, Jacques, rappelé à Jérusalem, finira par quitter l’Espagne mais il y reviendra, des siècles plus tard, lorsque ses reliques seront poussées par le vent vers la côte de Galice et l’endroit qui deviendra Compostelle. Ainsi Santiago et le Pilar sont-ils étroitement liés dans le cœur des Espagnols.
La basilique survit à tout : l’hérésie arienne qui, niant la divinité du Christ, nie aussi la maternité divine de la Vierge, l’invasion arabe et l’occupation musulmane. Elle est reconstruite en 1118 en style mozarabe par le roi d’Aragon, Alphonse Ier le Batailleur. Les travaux d’embellissement dureront jusqu’au XVIe siècle. Recouverte de bronze et d’argent afin de la protéger, la colonne tient bon, elle aussi, et un oculus est installé pour permettre aux pèlerins de la toucher. Cette colonne représente l’union du Ciel et de la Terre, et Marie, le canal des grâces qui, d’obligation, passent par Elle ; elle représente aussi la solidité de la chrétienté espagnole puisque Marie a dit qu’elle tiendrait ferme "jusqu’à la fin du monde" et celle de la foi de l’Espagne. Elle est surmontée d’une statue en bois noir de Notre-Dame du Pilier, réalisée en 1438, l’ancienne image ayant disparu lors de l’occupation musulmane, par le sculpteur Juan de Huerta, pour remercier de la guérison de Blanche de Navarre.
Le retour de la jambe de Miguel Juan
Pourtant, un événement incroyable va entraîner, un siècle plus tard, la reconstruction intégrale de la basilique et son remplacement par un sanctuaire baroque immense, l’un des plus grands qui soient, splendide. Il faut reconnaître que l’histoire n’est pas banale. Au milieu des années 1630, un jeune paysan, Miguel Juan Pellicer, se blesse à la jambe en travaillant aux champs.
Très vite, les médecins, malgré ses supplications, décident de l’amputer car c’est l’unique moyen de lui sauver, peut-être, la vie. Ce qui est fait. Le garçon survit à cette terrible opération mais rien n’y fait : il ne se résout pas à rester infirme et réclame à cor et à cris un miracle. Ce qu’il veut ? Rien moins que récupérer sa jambe coupée, pieusement enterrée, selon l’usage, au cimetière du bourg. Tout le monde a beau lui dire qu’un tel miracle serait, sinon impossible car rien n’est impossible à Dieu, du moins inédit, Miguel Juan s’obstine et, en se traînant sur son moignon, il réussit à se rendre à Saragosse où il s’écroule au pied de Notre-Dame du Pilier. Il y reste des jours, des semaines, à prier, supplier et oindre sa plaie de l’huile sainte provenant des lampes du sanctuaire. Sans résultat, comme c’était, ricane-t-on, prévisible.
Finalement, début 1640, le pauvre garçon doit se résigner à regagner la maison paternelle. Il y arrive le 29 mars dans un état lamentable, épuisé, malade, délirant de fièvre, quasi mourant. D’ailleurs, ses parents, navrés de le voir ainsi, sont persuadés qu’il ne passera pas la nuit. Ils le mettent au lit, et le veillent comme l’agonisant qu’il paraît être. Or Miguel Juan ne meurt pas. Au lever du jour, sa fièvre tombe, ses plaintes cessent et sa mère, aux lueurs de l’aube, n’en croit pas ses yeux : sous la couverture, là où, depuis des années, l’amputation a laissé un vide lamentable, se distingue nettement la forme de la jambe perdue. Tremblante, elle soulève la couverture et reste sans voix : le membre disparu a repoussé ! Plus stupéfiant encore, il s’agit sans conteste de la jambe même jadis amputée car elle porte les cicatrices de l’accident et diverses marques reconnaissables.
Indestructible basilique
Des sommités médicales vont défiler devant l’impossible miraculé, et reconnaître, comme l’Église, la réalité des faits. D’ailleurs, lorsque la tombe où l’on a enterré le membre amputé est ouverte, elle se révèle vide ! La foi du jeune homme, à transporter les montagnes, et la maternelle bonté de Notre-Dame du Pilar ont obtenu ce prodige. D’ailleurs, Miguel Juan se souvient avoir rêvé, cette nuit-là, qu’il se tenait au pied de la Vierge et remettait une fois encore de l’huile sainte sur son moignon.
Dans la foulée, en 1678, les Cortès espagnols nomment Notre-Dame du Pilar reine et patronne de l’Espagne, ainsi que de ses colonies, raison pour laquelle la Vierge du Pilier possède deux fêtes, l’une le 2 janvier, date de sa bilocation, l’autre le 12 octobre, fête de l’hispanité.
Cela vaut bien, en effet, de reconstruire, plus somptueuse que jamais, la basilique ! Dans la foulée, en 1678, les Cortès espagnols nomment Notre-Dame du Pilar reine et patronne de l’Espagne, ainsi que de ses colonies, raison pour laquelle la Vierge du Pilier possède deux fêtes, l’une le 2 janvier, date de sa bilocation, l’autre le 12 octobre, fête de l’hispanité. "Générale en chef" de l’armée espagnole, patronne de la Garde civile, Notre-Dame du Pilier donne son nom à d’innombrables Pilar et Maria Pilar. Si elle est passionnément aimée des Espagnols, elle suscite aussi les haines féroces des ennemis de la foi. Le 1er avril 1939, alors qu’ils battent en retraite devant les troupes franquistes, les républicains espagnols décident, dans un ultime geste de défi, d’écraser le sanctuaire de Saragosse sous les obus.
Ceux-ci sont aujourd’hui encore parfaitement visibles, encastrés dans les murs et les toitures. Sans nulle explication rationnelle, aucun des projectiles, après avoir touché droit au but, n’a explosé. Notre-Dame du Pilier, colonne de la catholicité espagnole, n’a-t-elle pas promis qu’elle résisterait jusqu’au jour du Jugement ?