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Avez-vous déjà visité Périgueux ? Si ce n’est pas le cas, n’en manquez pas l’occasion si elle se présente car la ville est belle et la gastronomie choisie. Mais, dans tous les cas, la première chose qui vous frappe, lorsque vous arrivez dans la cité périgourdine, c’est, devant la cathédrale, une curieuse impression de déjà vu… Et pour cause puisque Saint-Front a largement servi de modèle au Sacré-Cœur de Montmartre, d’où le sentiment d’étrange familiarité que vous inspire ce bel ensemble blanc. Mais qui est saint Front ? Grave question à laquelle, comme dans bien des cas, il s’avère difficile de répondre de façon certaine. Un seul fait parait véritablement avéré, et c’est que Front, Frontius en latin, fut le premier évêque de la cité, et c’est à peu près tout. Très vite, cela a semblé un peu court à ses dévots qui ont cherché à améliorer l’histoire et à la rallonger.
Vers la fin du IIIe siècle
Comme pour presque tous les sièges épiscopaux, l’on a cherché, au Moyen Âge, à enraciner les origines du diocèse dans le passé le plus lointain possible, et, tant qu’à faire, le plus prestigieux. Faisant preuve d’originalité, et d’un certain bon sens, le Périgord n’a cependant pas essayé, comme bien d’autres, de raccrocher acrobatiquement son premier évangélisateur à l’entourage du Christ, du moins pas directement. L’on n’a donc pas prétendu que Frontius était Bartimée, l’aveugle né, ni Zachée le publicain, ni Simon le Lépreux, ni l’enfant aux pains et aux poissons ; au demeurant, ces revendications fantaisistes étaient déjà prises. Avec une bonne dose de fierté locale, les Périgourdins ont décrété, et après tout, c’est assez vraisemblable, que Frontius était né chez eux, à Linicassius, ou Lanquais. Les sources les plus anciennes le disent issu d’une famille chrétienne, et, là encore, rien d’impossible, puisque l’évangélisation de ces régions remonte aux années 250, voire un peu avant.
Mais, et c’est le revers de la médaille, en ce cas, la fondation du diocèse serait relativement tardive, au plus tôt vers la fin du IIIe siècle, voire le début du IVe et la paix de l’Église. C’est fâcheux quand les voisins se vantent, à tort, d’avoir reçu l’évangile directement d’un familier du Christ et trois cents ans plus tôt que vous… Donc, pour les besoins de la cause, l’on vieillira Frontius en conséquence, on le fera naître à l’aube de notre ère, dans une famille chrétienne avant même qu’il en existe, on le dira versé dans l’étude des textes sacrés, au point qu’il encourra la haine jalouse d’un de ses professeurs, haine qui l’oblige à quitter la Gaule et à se rendre à Rome afin d’y poursuivre ses études. Là, il fait la connaissance de saint Pierre !
Le pape lui remet un bâton
Restons dans le plausible. Frontius se rend bien à Rome, sans doute, mais dans les années 330 au plus tôt. Ce n’est pas saint Pierre qu’il y rencontre mais l’un de ses successeurs qui lui confère, à ce moment ou plus tard, la prêtrise. Fait-il ensuite un voyage en Égypte, attiré par la réputation des Pères du Désert, installés depuis plusieurs générations déjà dans les austères solitudes de la Thébaïde et de la Nitrie, et dont les exploits, racontés par saint Athanase dans sa vie de saint Antoine, suscitent dans toute la chrétienté nombre de vocations monastiques et érémitiques ? L’hypothèse est vraisemblable et l’appel du désert à la mode. Cela expliquerait aussi comment, plus tard, la brève expérience égyptienne de saint Front conduira à le confondre avec un solitaire de Nitrie, son quasi homonyme saint Fronton.
Essayant toujours de comprendre les vues de Dieu sur lui, il consulte de nouveau le Pape, qui le renvoie chez lui avec pour mission d’évangéliser sa région natale où le paganisme demeure.
Quoiqu’il en soit, le jeune Périgourdin ne persévère pas et comme la plupart des Occidentaux, tel saint Jérôme, il abandonne un mode de vie auquel il ne parvient pas à s’intégrer et retourne à Rome. Essayant toujours de comprendre les vues de Dieu sur lui, il consulte de nouveau le Pape, qui le renvoie chez lui avec pour mission d’évangéliser sa région natale où le paganisme demeure, comme presque partout en Gaule, majoritaire, surtout dans les campagnes. Accompagné d’un autre prêtre, prénommé Georges, Frontius repart vers le pays natal, mais voilà qu’en route, son compagnon décède, le laissant seul face à une tâche qui, soudain, lui semble accablante. Le missionnaire novice retourne à Rome, où le Pape lui remet un bâton, en fait la crosse, symbole de la puissance épiscopale dont il est revêtu, et lui affirme qu’il lui suffira d’en toucher la dépouille de Georges pour le ramener à la vie. Le miracle se produit mais, dans l’intervalle, soixante-douze autres évangélisateurs, chiffre qui renvoie aux disciples partis à la demande de Jésus prêcher la bonne nouvelle, se sont joints à lui, ce qui est façon de dire que la prédication de saint Front sera efficace et féconde.
L’arrivée des chameaux
Fin de l’histoire, en tout cas de ses rares données historiquement exploitables. L’on ne saura rien de plus au sujet de Frontius. Cela vous laisse sur votre faim ? Sûrement beaucoup moins que les chrétiens d’autrefois qui aiment les grandes épopées héroïques riches en péripéties. Pour les satisfaire, des clercs vont sortir de l’ombre ce fameux moine égyptien nommé Fronton et dont la vie compte quelques épisodes passionnants. À commencer par celui-ci…
Bien que les solitaires du désert se privent à peu près de tout, vivant du travail de leurs mains, d’un maigre potager et de quelques aumônes, il leur faut tout de même de quoi manger un minimum afin de soutenir leurs forces. Voilà qu’un été particulièrement chaud, leurs récoltes grillent sur pied, les laissant sans subsistance tandis que les visiteurs ordinaires ne s’aventurent plus sur les pistes du désert écrasées de soleil. Fronton et ses disciples vont-ils mourir de faim ? Non, car la Providence divine pourvoit à tout. Un ange apparaît à un riche commerçant, lui révèle le dénuement des solitaires de Nitrie et lui enjoint de charger ses chameaux du nécessaire ; les animaux sauront où livrer les vivres et reviendront sans tarder. Le riche marchand obéit, Fronton et ses frères sont sauvés de la disette. Belle histoire que nos clercs périgourdins vont adapter sans vergogne. Ce n’est plus Fronton et ses moines, mais Frontius et ses soixante-douze disciples qui sont menacés de périr d’inanition dans leur solitude des bords de la Dordogne. Et c’est de Périgueux que partira une improbable caravane d’imposants chameaux venus les secourir. Voilà comment saint Front introduisit l’élevage des camélidés en Périgord !