La Cour suprême n’interdit en rien l’avortement, elle dit seulement que les États sont compétents pour adopter leur propre législation. La porte-parole de l’association Juristes pour l’enfance analyse juridiquement la décision américaine et dénonce les confusions en France sur la notion de "droit" à l’avortement.
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Aleteia : Que dit exactement la décision américaine ? Aude Mirkovic : La décision rendue par la Cour suprême des États-Unis le 24 juin dernier annule un précédent arrêt de la même Cour, Roe contre Wade, de 1973. Dans cette décision de 1973, la Cour suprême s’était fondée sur la vie privée pour faire de la possibilité d'avorter jusqu’à 24 semaines (seuil de viabilité de l’enfant) une règle fédérale : le droit fédéral s’imposant aux États fédérés, elle avait ainsi créé un véritable droit à l’avortement puisque cette jurisprudence interdisait aux États américains d’adopter des législations contraires. Le fondement juridique de cet arrêt était fragile car la Constitution américaine ne dit rien de l’avortement. Mutatis mutandis, c’est comme si la Cour de justice de l’Union européenne déduisait du droit à la vie privée de la Charte des droits fondamentaux un droit à avorter jusqu’à 24 semaines, interdisant aux États européens d’adopter des législations contraires. Dans cet arrêt de 2022, la Cour suprême des États Unis ne fait que rendre aux États leur compétence en matière d’avortement. Dès lors que la Constitution américaine ne confère pas de droit à l'avortement, il appartient à chaque État de décider démocratiquement de sa législation en la matière : ainsi que le résume la Cour, "le pouvoir de réglementer l'avortement est rendu au peuple et à ses représentants élus".
La Cour suprême n’interdit donc en rien l’avortement, elle dit seulement que les États sont compétents pour adopter leur propre législation dans ce domaine. Ce n’est donc pas un séisme en soi. La situation aux États-Unis ressemble à la situation européenne : chaque État est souverain en la matière. La différence est que, aux États-Unis, de nombreux États ont depuis le 24 juin adopté ou annoncé des législations restrictives voire interdisant l’avortement. La jurisprudence antérieure de la Cour suprême entravait et du même coup camouflait ce refus de l’avortement par de nombreux États mais ce refus était déjà une réalité, qui préexistait et ne fait que se déployer. En outre, ces législations restrictives ne "menacent" en rien celles des autres États qui choisissent de pratiquer l’avortement, pas plus que la législation de Malte qui interdit l’avortement ne "menace" les autres législations européennes.
Il est devenu courant en France de parler de "droit à l’avortement", comme si c’était un acquis, sinon une évidence. Existe-t-il vraiment un droit à l’avortement en droit français ? Pour répondre à cette question, voyons ce que dit la loi française, en l’occurrence le code de la santé publique. Le premier article de la partie relative à l’interruption volontaire de grossesse (art. L 2211-1) reproduit l’article 16 du Code civil, aux termes duquel "la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie". Et l’article suivant (art. L 2211-2) de préciser qu’"il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu'en cas de nécessité et selon les conditions définies par le présent titre", titre consacré à l’interruption volontaire de grossesse : l’IVG est ainsi explicitement présentée comme une atteinte au principe du respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. C’est un texte d’exception, et non un droit. La confusion politique est grande et se retrouve par exemple jusque dans l’intitulé de la récente loi du 2 mars 2022 visant à "renforcer le droit à l'avortement" qui porte le délai d’IVG de 12 à 14 semaines. Mais la loi elle-même ne contient aucun droit à l’avortement, qui demeure une mesure d’exception.
La présidente du groupe LREM à l’Assemblée, Aurore Bergé, a annoncé déposer une proposition de loi constitutionnelle pour inscrire un droit à l’IVG dans la Constitution. Le Premier ministre Élisabeth Borne a déclaré que "le gouvernement soutiendra avec force cette proposition de loi". L'inscription d'un droit à l'avortement dans la Constitution est-elle possible ?
Il est en effet possible de modifier la Constitution. En ce qui concerne la procédure, le projet de révision (texte d’origine gouvernementale) ou la proposition (texte d’origine parlementaire) doivent être votés en termes identiques par les deux assemblées, Assemblée nationale et Sénat, puis approuvés par référendum. En outre, un "projet" de révision peut être soumis par le président de la République au Parlement convoqué en Congrès, Assemblée nationale et Sénat, et doit alors réunir la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés pour être adopté. Quant à son contenu, une révision constitutionnelle peut abroger, modifier ou compléter des dispositions de valeur constitutionnelle. La seule limite posée par la Constitution elle-même est de ne pas porter atteinte à l'intégrité du territoire, ni changer la forme républicaine du gouvernement.
Revient-il à la Constitution de décider ce qui est juste ?
Techniquement, nous pouvons donc inscrire ce que l’on veut dans la Constitution, texte suprême de l’ordonnancement juridique, qui n’a donc pas lui-même à respecter quoi que ce soit. Mais ces annonces sont l’occasion de poser la question des fondements du droit : est-ce que la Constitution peut dire tout et son contraire, ou bien doit-elle elle-même se conformer à des valeurs supérieures et transcendantes ? Un des sujets proposés cette année aux lycées pour l’épreuve de philosophie était : "Revient-il à l’État de décider de ce qui est juste ?" Nous pouvons transposer la question : revient-il à la Constitution de décider ce qui est juste ? La réponse est certainement négative : personne ne décide ce qui est juste, en revanche il appartient à tous de rechercher ce qui est juste. La justice est en effet une réalité transcendante, non le produit éphémère d’une volonté plus ou moins générale.
Quel est à votre avis le véritable objectif de cette proposition de loi ? En quoi répond elle a un véritable besoin ? D’un point de vue pratique, cette réaction disproportionnée d’une grande partie de la classe politique à une décision américaine qui ne nous concerne pas n’est qu’un prétexte pour accélérer son agenda politique. En outre, en effet, est-ce vraiment ce que veulent les femmes, une société du toujours plus d’avortement ? La bonne réponse ne serait pas plutôt celle d’une société dans laquelle chaque femme a les moyens d’assumer une grossesse imprévue et accueillir son enfant dans de bonnes conditions ? Prenons le slogan "mon corps, mon choix" : dit-il vraiment la vérité ? Les femmes ont-elles vraiment le choix ? Où sont les propositions de réformes, constitutionnelles ou autres, pour garantir ce choix ? La réalité est que les femmes sont plutôt renvoyées à l’avortement ou à la solitude : combien de femmes sont sommées par leur entourage, leur compagnon, leur mère parfois, d’avorter ou de se débrouiller ? La réponse législative n’est hélas guère plus brillante, lorsque la loi ne promeut pas d’alternative réelle à l’IVG.
Sandrine Rousseau (EELV, Paris), par exemple, a twitté : "Simone revenez, aux États-Unis, ils sont devenus fous. En France, aidez-nous à inscrire ce droit dans la Constitution, grâce à cette nouvelle assemblée." Quelle ironie d’en appeler à Simone Veil alors que cette dernière déclarait à l’Assemblée nationale en 1974 que l'avortement est "un échec quand il n'est pas un drame". Inscrire dans la Constitution le droit à "un échec quand il n’est pas un drame" : la nouvelle Assemblée n’a-t-elle rien de plus ambitieux à proposer aux femmes ?