Créateur de mode, dessinateur, artiste inclassable, précurseur infatigable… Jean-Charles de Castelbajac revient sur son univers artistique qu’il partage actuellement dans une exposition-atelier pour les enfants au Centre Pompidou à Paris. Surtout, il témoigne de son extraordinaire expérience des JMJ de Paris en 1997, qui a "changé sa vie comme sa façon de créer." Rencontre.
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C’est dans son atelier au cœur du XVIIe arrondissement de Paris que Jean-Charles de Castelbajac nous reçoit. Cet artiste aussi libre qu’inclassable continue de construire un univers hors norme qui répond à son étonnant imaginaire. A 72 ans, toujours un pas en avance par rapport à son époque, il expérimente, se met en danger, en cherchant de nouveaux défis, très à l’aise dans le monde hyperconnecté d’aujourd’hui. Dans son atelier trône un collage qui prend une place centrale sur sa longue table en bois, avec au milieu, une colombe prête à s’envoler. Plus loin, un théâtre de silhouettes en carton entoure un Christ en Croix dont les couleurs illuminent toute la pièce. Et juste en face, sur la vitre de la fenêtre qui donne sur les toits des immeubles alentour, un ange lance un regard vers nous, comme s’il voulait donner le ton à notre rencontre. "Aleteia ? Oui, j’ai regardé, il faudrait que vous disiez à vos lecteurs que je suis candidat pour faire un projet de vitraux !", lance-t-il pour commencer, toujours prêt pour de nouvelles créations, avec l’enthousiasme de celui qui a gardé une âme d’enfant. Rencontre.
Aleteia : En quoi consiste votre exposition-atelier Peuple de demain, visible actuellement à la galerie des enfants du Centre Pompidou ? Jean-Charles de Castelbajac : Pour Peuple de demain, c’est un souffle post-apocalyptique. On a vécu un peu une apocalypse avec le Covid, les relations coupées, le temps suspendu, les enfants enfermés… J’ai conçu pendant cette période ce qui traduisait ma vision d’espérance, un remède pour retrouver un chemin possible vers le vivre ensemble. Pour mettre tout cela en place, j’ai utilisé des éléments que je connais bien : les signes, les emblèmes, les totems en vue de créer un langage universel avec un atelier de construction de drapeaux, une marelle qui produit des sons : celui de la découverte, de l’aventure, de la gentillesse, de l’espérance… Le compositeur Julien Granel a mis en sons mes couleurs et mes signes. Cette exposition est la cristallisation de la transmission, celle qui habite toute ma vie.
Que cherchez-vous à transmettre aux enfants ? J’aimerais qu’ils s’approprient l’histoire et qu’ils la ramènent dans cette espèce de vaisseau spécial de technologie que la société propose aujourd’hui : métavers, digital, réseaux sociaux. Les enfants sont dans une société où les images ont pris le dessus. Si ces images ne sont pas habitées par l’histoire, cela devient périlleux. L’héraldique dont je m'inspire avec ses signes et une économie de couleurs ressemble étrangement au monde de l’enfance, un codex très facilement assimilable par tous.
Parlons justement des couleurs. Dans votre création, il y a toujours cette économie des couleurs : du rouge, du bleu, du jaune, du vert et du noir. Cette inspiration vient de l’héraldique, mais aussi de la liturgie ? Cette économie des couleurs qu’on retrouve dans les blasons, les drapeaux et la liturgie, elle accompagne beaucoup de groupes symboliques. Mais dans la liturgie, c’est particulier. Quand j’ai proposé de "faire revivre" dans les années 1980 la chapelle de la prison de Poissy, j’ai eu l’idée d’y intervenir avec mes couleurs primaires. Seulement, je me suis aperçu que dans la liturgie, le rouge ne côtoie pas le vert, le jaune ne côtoie pas le bleu. Je l’ai contourné en isolant les couleurs par une croix blanche. Grâce à cela, les couleurs étaient ainsi toutes présentes quand-même, comme dans un vitrail.
Projet de chasuble bleue pour le mois de Marie, 1986.
Dix ans plus tard, Mgr Lustiger vous demande de prendre en main la direction artistique des JMJ à Paris… alors que votre quotidien c’est plutôt les défilés de mode, les installations avant-gardistes, les collaborations avec des différents artistes du monde entier… Le travail que j’ai fait pour les JMJ était vraiment un travail inspiré, indépendant de ma volonté. Je l’exprimerais ainsi. Vous comprendrez pourquoi. En mai 1996 donc un an avant les JMJ, je suis convoqué à une réunion chez Publicis (agence de publicité, ndlr) parce que sur son lit de mort, Marcel Beustein-Blanchet, le fondateur du groupe, avait demandé à Maurice Lévy, son président à l’époque, de s’investir particulièrement dans l’organisation des JMJ car il s’agit, pour lui, d’un "événement très important".
J’arrive dans la salle de l'agence Publicis où je ne vois que des grands chefs d’entreprise... Mgr Lustiger leur demande d’investir pour les JMJ et à moi d’assurer la direction artistique.
Maurice Lévy m’invite dans les bureaux de l’agence pour en parler. Je m’en souviendrai toujours : j’arrive dans la salle de conférence où je ne vois que des grands chefs d’entreprise, j’étais le seul artiste ! Mgr Lustiger qui co-présidait la réunion, demande à tous les participants d’investir pour les JMJ, en estimant qu’il y aurait 300.000 jeunes. Et à moi, d’assurer bénévolement la direction artistique et tout le travail lié aux vêtements liturgiques. Une commande particulière, iconoclaste, hors-norme ! Demander un tel travail à un designer privé hors des fournisseurs habituels du Vatican, il fallait oser. J’ai dit tout de suite oui. Ça me semblait évident.
Une semaine plus tard, j’étais avec mes dessins chez l’archevêque de Paris. Il y avait d’abord la messe très tôt le matin, ensuite j’ai présenté à Mgr Lustiger mes croquis avec le motif de l’arc-en-ciel. Pour moi, l’Eglise c’est l’arc-en-ciel. Seulement, je craignais qu’il le refuse car c’était déjà à l’époque le drapeau des homosexuels. Il m’a dit que ça ne lui posait aucun problème : "Il n’y a pas de copyright sur l’arc-en-ciel", m’a-t-il dit ! Mon concept était déjà prêt : je voyais le Pape au sommet, plus bas 500 évêques en-arc-en ciel, et en dessous mille prêtres avec une bande orange, mille autres avec une bande jaune, mille autres avec une verte etc… Il y avait cinq couleurs pour symboliser les cinq continents. Tout devenait une marée de couleur, tout devait converger et se mettre en place en devenant un tout.
Ensuite j’ai demandé à Mgr Lustiger comment on allait habiller les jeunes. Rien n’était pas prévu, il n’y avait pas de budget pour cela. J’ai eu alors l’idée de créer, avec la maison Arthus Bertrand, une croix pour pouvoir, grâce à sa vente, financer les tee-shirts des jeunes. Cette croix s’est vendue à un million d’exemplaires ! Elle a financé non seulement les tee-shirts, mais aussi pas mal de voyages des jeunes qui venaient de l’étranger pour les JMJ.
A part ma proposition de musique ("Je vous salue Marie" épique et électronique chanté par mon ami Jacno, trop "dansant" pour l’occasion, selon Mgr Lustiger), toutes mes propositions ont été acceptées de manière très fluide. Tout allait très vite. Le seul point qui restait en suspens concernait le Pape lui-même.
C’est-à-dire la création de sa chasuble ? Alors que les JMJ rapprochaient, nous n’avions aucune réponse du Vatican à ce sujet. La chasuble pour l'archevêque de Paris était prête comme tous les autres vêtements liturgiques, mais je ne savais pas si j’habillerais le Saint-Père. Finalement, Mgr Lustiger est allé à Rome et il a montré mon travail à Jean Paul II. Immédiatement après, j’ai eu enfin la commande officielle du Vatican de confectionner la chasuble du Pape. J’ai alors demandé quelle était sa forme de vêtement favorite.
Jean Paul II m’a dit ensuite que j’avais utilisé la couleur comme "ciment de la foi".
En réponse, j’ai reçu comme modèle sa grande chasuble ronde de style byzantin. C’était sa "battle dress". Jean Paul II la mettait pour les célébrations particulièrement importantes comme au cours de son premier voyage en Pologne encore communiste ou au Chili en 1987 du temps de Pinochet. C’était très émouvant de recevoir ce vêtement unique porté par lui. D’ailleurs, le tissu était bien fatigué…
En voyant cette chasuble bien usée, que vouliez-vous confectionner pour Jean Paul II ? L’image m’est venue tout de suite. J’ai tracé des croix sur une double épaisseur de modèle en papier, beaucoup de croix qui convergeaient vers le haut comme une constellation. J’ai ensuite appelé mon ami François Lesage (la célèbre Maison Lesage, ndlr) qui les a brodées. Ce vêtement était extraordinaire, très habité : une couronne de la pyramide de prière, une sorte de montée en crescendo… Tous ces vêtements liturgiques ne devaient être portés qu’à Longchamp. Mais deux jours avant, on m’a dit qu’ils seraient finalement portés plus tôt, dès la célébration à l’École Militaire.
Nous étions inquiets que les évêques les plus conservateurs ne veuillent pas porter un vêtement avec le motif de l’arc-en-ciel. On avait mis dans l’ordre protocolaire les Africains et les Américains en premier, avec les chasubles pliées sur leurs chaises. Quand ils regagnaient leurs places, il les mettaient tout naturellement. L’appréhension qu’ont certains catholiques envers le luxe ou la beauté était complètement dépassée.
Commenta réagi Jean Paul II en mettant sa chasuble ? Il m’a dit ensuite que j’avais utilisé la couleur comme "ciment de la foi". C’est une phrase magnifique. Il y a ces deux phrases que je garde dans mon cœur : son cri de guerre : "N’ayez pas peur" et "la couleur comme ciment de la foi."
Comment avez-vous vécu ces JMJ personnellement ? Tout s’est passé divinement. Tous les jours des jeunes arrivaient. Ils n’étaient pas 300.000 mais un million ! Et tous pouvaient avoir des tee-shirts, des bandanas, des casquettes… J’ai réalisé soudain la force de mon projet. C’était aussi une métaphore de ce que j’avais fait dans ma vie : un vêtement très rare d’un côté pour un Pape et des vêtements très accessibles de l’autre pour les jeunes.
Ma vie a changé ce jour-là, ma façon de créer aussi. Je suis né en août 1997 d’une nouvelle manière. Comme si j’avais été adoubé chevalier ce jour-là par Jean Paul II lui-même.
Ma vie a changé ce jour-là, ma façon de créer aussi. J’ai commencé à utiliser mon art pour rassembler, pour transmettre, pour unir. Je suis né en août 1997 d’une nouvelle manière. C’était mon nouveau baptême, celui de mon art au service de ma foi, comme si j’avais été adoubé chevalier ce jour-là par Jean Paul II lui-même.
N’êtes-vous pas frappé par le lien qui relie la chasuble de saint Louis qui a inspiré vos collections de mode et la chasuble de Jean Paul II que vous avez confectionnée pour lui ? Oui, c’est très mystérieux pour moi. Ma carrière de couturier a été guidée par une chasuble que j’ai vue un jour à Notre-Dame. C’était une chasuble avec laquelle saint Louis se flagellait, une forme très simple, comme un kimono japonais. Cette relique que j’adore voir me fascine notamment par son tissage de lin très sobre. C’est exactement ce que je faisais : des vêtements dans des matériaux très pauvres qui n’étaient pas destinés à la mode. Cela a fait mon succès. Et ensuite, quand Jean Paul II est mort, je suis allé le soir-même avec mes fils à Notre-Dame. Soudain, devant le parvis, j'ai aperçu Mgr Vingt-Trois revêtu de la chasuble du Pape. Je l’ai vu de dos, je n’ai pas compris, j’ai cru que Jean Paul II était là. Cela m’a bouleversé.
Depuis plus de 25 ans, vous dessinez des anges dans les rues de Paris, toujours à la craie … Qui sont-ils pour vous ? Mes anges font partie de l’art urbain. J’ai toujours dessiné des anges. C’est ma manière d’exprimer ma foi, c’est aujourd’hui l’évangélisation à ma manière : que le Seigneur soit présent dans le quotidien, là où on ne l’attend pas : comme Jésus. Quand on lit les évangiles, c’est exactement ça !
Mes anges ont parfois des ailes, parfois ils sont dédiés à des disparus, ou associés à une personne, à une date, à un lieu. Leur message principal, c’est l’empathie, comme envers celui qui marche dans les rues avec des pensées sombres. Mes anges font partie du quotidien de la vie. Ce sont des compagnons qui se baladent partout. Les plus anciens sont toujours face au bureau de change dans la gare du Nord, à Paris.
Avez-vous déjà dessiné votre ange gardien ? Mon ange gardien est tellement proche de moi que je n’en parle pas. C’est de l’ordre de l’intime. De plus, ne sommes-nous pas chacun l’ange gardien de l’autre ? Ce sentiment d’empathie qu’on doit avoir pour l’autre ?
Et Dieu dans tout ça ? C’est Lui qui rassemble, il est le grand aiguilleur, il nous donne aussi un rôle à chacun. Il est consolateur, il propose aussi des tourments, des chemins, des obstacles, des parcours du combattant, des désillusions, mais quand vous avez la foi, c’est toujours habité d’espoir, de lumière. Dieu c’est l’étoile du berger, dans la pire des tempêtes, vous n’êtes pas seul. Ce que certains appellent le hasard, c’est le Dieu de la providence. Pour moi, Dieu c’est un rendez-vous…