Dans le sillage de l’élection présidentielle en France, commentateurs, analystes, politologues, historiens, sociologues, éditorialistes et autres doctes experts dissertent à n’en plus finir sur "le vote catholique". Cette littérature réagit aux sondages qui révèlent que tous les fidèles de l’Église romaine n’ont pas soutenu le même candidat. Mais l’étonnant n’est pas cette diversité ou — si l’on tient à dramatiser — cette dispersion, voire cette division. C’est bien plutôt que cela attire tant l’attention, comme si c’était une nouveauté sensationnelle.
Depuis que la foi a droit de cité
Si l’on remonte aussi loin que possible dans le temps, c’est-à-dire à partir du moment où le christianisme est accepté (vers le début du IVe siècle) puis s’impose peu à peu, celui-ci n’a jamais empêché les conflits politiques, mais en a été l'instrument : à Byzance, en Occident où les "barbares" sont moins gênés par l’arianisme que par l’orthodoxie, ou encore au Moyen Âge dans les luttes entre dynasties princières ou partis laïcs (guelfes et gibelins au temps de saint François d’Assise et de Dante)… Les guerres dites de religion (XVIe-XVIIe siècles, et pas qu’en France) n’ont pas (on le reconnaît à présent) de motifs vraiment théologiques, et opposent moins papistes et réformés qu’absolutisme, féodalité, et nationalismes naissants. Du côté catholique, la France combat le Saint-Empire et l’Espagne, et dans le camp protestant, luthériens et calvinistes conçoivent fort différemment la cité ou la société.
Les choses changent à la fin du XVIIIe siècle avec l’époque contemporaine : les États commencent à s’auto-sacraliser, contrôlent leur clergé au point de pouvoir bientôt s’en passer pratiquement et s’efforcent, dans les cas les plus extrêmes, de refouler la religion hors de l’espace public. C’est alors que le catholicisme entre, en tant que tel, en politique comme "parti", pour défendre la liberté de culte et de conscience, dans un combat qui est aussi culturel comme on l'on voit dans le Kulturkampf de 1871-1887, mené (et perdu) par Bismarck contre Rome. On peut déceler chez les "papistes" une certaine (et vaine) nostalgie de la "chrétienté" hégémonique. Il y a toutefois deux correctifs non négligeables.
Défense et ralliement
L’un est que le magistère de l’Église ne "canonise" pas plus la monarchie et les régimes autoritaires qu’elle ne "diabolise" la démocratie et le système républicain. Certes, prêtres et fidèles soutiennent localement les gouvernements ou les partis qui garantissent un cadre socio-culturel où la foi fait officiellement partie de l’identité commune et où, par conséquent, l’adhésion au moins formelle est comme naturelle. Mais cela ne va pas sans quelque pragmatisme de la part de la hiérarchie. Ainsi, en 1892, alors que l’anticléricalisme s’accentue en France, Léon XIII préconise le "ralliement" des catholiques à la République. L’affaire Dreyfus et la séparation de 1905 ne le remettent pas en cause, et l’"union sacrée" de 1914 le confirme.
Les croyants sont loin de former un bloc uni de tendance conservatrice.
D’autre part, les croyants sont loin de former un bloc uni de tendance conservatrice. Un christianisme social (ou un socialisme chrétien), critique de l’ordre établi, apparaît assez tôt au XIXe siècle. Il ne disparaîtra pas. Deux livres aux titres presque identiques en témoignent, à quarante ans de distance : en 1972 chez Grasset La Gauche du Christ, de l’influent journaliste et écrivain Jacques Duquesne, et en 2012 au Seuil, le collectif À la gauche du Christ, sous la direction du sociologue Jean-Louis Schlegel et de l’historien Denis Pelletier.
Le temps de la démocratie chrétienne
Ce qui, bien sûr, complique passablement l’affaire est qu’il y a eu en Europe (mais pas uniquement) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale des partis importants, dits "démocrates-chrétiens", souvent majoritaires (Allemagne, Italie…). Ils se situent au "centre" (comme s’appelait déjà le parti catholique résistant à Bismarck), ce qui suggère qu’ils entendent ne pas se laisser enfermer dans l’alternative idéologique — et largement artificielle ! — "gauche - droite" qui prévaut alors et qu’ils critiquent. Or ces formations politiques survivent difficilement aujourd’hui. Les raisons sont multiples.
Une première est qu’entre deux pôles finalement approximatifs le milieu reste flou. Une deuxième est que cet entre-deux est également investi par des libéraux et modérés sans référence à aucune religion. En troisième lieu, ce recul correspond à une baisse sensible de la pratique ecclésiale, donc de la motivation à s’engager pour un parti qui se déclare chrétien. Il faut encore ajouter que nombre de catholiques sont portés, en partie au moins au nom même de leur foi, à soutenir des options classées d’un côté ou de l’autre selon les clivages et idées reçues du moment. Dans le cas particulier de la France, le gaullisme a compliqué le jeu : poussé "à droite" par l’invention d’une "gauche" unique et métaphysique, il a, lui aussi, légitimement attiré quantité de croyants, avant de s’étioler inévitablement après "le Général".
L’éclairage de la doctrine sociale
Mais l’essentiel n’est qu’aucun leader ni programme ne peut revendiquer le monopole du catholicisme. Si l’Église est catholique — au sens premier de kath (incluant) olou (tout, à terme et non sur l’instant) —, elle ne peut pas devenir une puissance partisane. Sa "doctrine sociale" ne constitue pas un projet politique. Élaborée à partir de la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire quand il s’est avéré que la foi n’était plus une référence évidente dans la culture occidentale en passe de devenir dominante dans le monde, elle propose — sans plus, et pas seulement aux fidèles — des normes objectives et générales de discernement. Ces principes sont toujours à actualiser dans des situations concrètes et particulières, en fonction des acquis dus à l’expérience et à la réflexion, mais aussi des informations disponibles.
C’est ainsi qu’en France on peut (catholique ou pas), en ces temps d’élections, être plus sensible à la justice sociale, ou bien à l’intérêt et à l’identité de la nation, ou bien aux risques de solutions simplistes à tous les problèmes, ou encore aux atteintes des réformes "sociétales" à la dignité de la personne humaines, etc. La multiplicité des enjeux fait qu’aucun candidat ne coche toutes les bonnes cases, si bien qu’on élimine bien plus qu’on ne choisit.
Le culturel sous-tend le politique
Cette obligation de se résigner au moindre mal pousse à relativiser la politique. Mais elle n’autorise pas à s’en désintéresser. Car elle invite plutôt à inscrire les débats dans le cadre plus vaste de la culture, autrement dit la perception des paradoxes et défis de la condition humaine, tels qu’ils transparaissent dans les formes si diverses de communication sociale, façonnant les désirs et les peurs qui dictent les choix jusqu’au quotidien. C’est là que la foi éclaire et inspire sans se limiter à sa nécessaire profession explicite. Il est sans doute vain de vouloir instaurer (ou restaurer) par la (re)conquête du pouvoir une civilisation chrétienne. Car le politique n’est qu’une chambre d’écho de ce que chacun éprouve, veut, croit, fait, raconte et partage, et la foi y rend le service de la critique de toute prétention d’absolutisation.