Vers une protocolisation de la médecine
La toute-puissance revendiquée par une médecine très "scientifisée" lui fait oublier le principe de réciprocité qui doit guider la conduite du soin. Cette assurance scientifique participe de l’isolement de la médecine. Et nous assistons aujourd’hui à une marginalisation, une paupérisation du "social" confié à des "seconds couteaux". Bien des faits viennent attester de cette relégation. Ainsi, le soin est limité à son strict objet, la maladie. Les soins sont prodigués de façon rigoureuse, égalitaire mais sans aucune équité. Combien de SDF se retrouvent dans la rue avec moult ordonnances inadaptées et incompréhensibles ! Aujourd’hui, nous ne voulons plus soigner sans prendre en compte la complexe réalité de l’homme. Or le malade reste une histoire avant d’être une maladie. Il doit pouvoir intégrer cet "événement maladie" dans sa biographie pour devenir patient et acteur du bien commun. Vingt ans après la loi dite Kouchner en faveur du droit à l’information des patients, l’institution ne nous pousse-t-elle pas à la contourner par une protocolisation normative de la médecine ?
Produire des soins comme des produits de consommation avec un souci de productivité, de rentabilité, quitte à bouleverser la concordance des temps du malade et du soignant s’inscrit parfaitement dans la logique de notre « société liquide ».
Dans ce contexte d’une médecine très normalisée, cernée par une armée de tableaux Excel productivistes, contenue par l’autorité octroyée aux algorithmes de l’IA (Intelligence Artificielle) quelle peut-être encore la place pour une réflexion éthique en faveur d’un juste soin ? L’humain n’est-il pas évacué du soin ? Dans ce contexte normatif, quelle peut être la confiance accordée aux soignants ? Avec cette logique normalisée, il n’est pas étonnant de voir la clause de conscience des soignants remise en cause, sous contrôle. Pour les mêmes raisons, quelle peut être encore la légitimité d’un Comité consultatif national d’éthique (CCNE) instrumentalisé par le pouvoir politique, assurément libéral, pour courir après des aspirations sociétales ? La bioéthique exige que nous soyons à hauteur de cœur.
Produire des soins comme des produits de consommation avec un souci de productivité, de rentabilité, quitte à bouleverser la concordance des temps du malade et du soignant s’inscrit parfaitement dans la logique de notre "société liquide". La qualité du soin est certes de plus en plus scientifiquement, économiquement et juridiquement limitée au seul motif de recours. Nous prenons le risque de la rendre indifférente à toute dimension humaine. Dans ces conditions, il n’est pas incohérent de voir notre jurisprudence s’orienter vers l’obligation de résultats.
Un métier de production
Comment répondre à cette crise du sens, à cette maltraitance de notre bien commun ? Le "Ségur de la Santé" est passé à côté de la question première du sens. Cette grand-messe est restée cantonnée à des considérations de techniques gestionnaires dans la logique de l’indifférentisme ambiant. Les soignants, quel que soit leur métier, ne peuvent plus, ne veulent plus se contenter de la rémunération de leur seule vertu ou de quelques applaudissements sans lendemain... Les soignants, ne peuvent plus, ne veulent plus entendre ce discours double, celui d’une confiance dans l’exercice de leur métier et d’une instrumentalisation de leurs mains.
Avons-nous une vision politique claire de la place du soin aujourd’hui ? Comment faire en sorte que la médecine redevienne un métier d’artisan et non plus un métier de production ?
L’architecture de notre système de soins est le reflet, le fruit des fondements de notre société et leurs mutations. Quelle place donnée au plus faible, à l’exclu, au différent, au grand âge ? Avons-nous une vision politique claire de la place du soin aujourd’hui ? Comment faire en sorte que la médecine redevienne un métier d’artisan et non plus un métier de production ? Tout saupoudrage de réponses parcellaires sera voué à l’échec tant que ces questions resteront sans réponses, que le bien commun se limitera à des incantations émues.
Si les soignants ne doivent pas, de par leurs professions, céder à l’indifférentisme ambiant enfermant chacun dans son silo, notre société doit aussi collectivement lutter contre ce cloisonnement des esprits, fruit de notre individualisme. La liberté/responsabilité doit être au centre de leur formation initiale et continue. L’Humain se construit dans la confiance et non dans la défiance d’une "compliance" administrative, normée et intrusive.