Les animaux ne font pas la guerre
Les animaux ne font généralement pas ainsi. Le combat, l’épreuve de force sont souvent la règle, entre individus d’une même espèce, pour le territoire, la nourriture, la reproduction, le rang. Toutefois, il est très rare qu’il y ait une mort provoquée à l’intérieur d’une même espèce. C’est un peu comme dans certains duels jadis, qui s’arrêtaient « au premier sang ». Quand l’épreuve de force animale a suffisamment désigné son vainqueur, tout se calme. Chez les chiens, par exemple, cela est ritualisé : le vaincu exhibe un comportement de soumission, sur le dos, pattes en l’air. Souvent, après un combat, la hiérarchie est fixée entre dominant et dominé, et il n’y a plus de conflit. De plus, l’exhibition du comportement de soumission inhibe l’agressivité du vainqueur. En outre, il n’y a pas de guerre entre meutes, bien que les prédateurs puissent chasser en meutes. Les spécialistes discutent la question, au sujet des primates et surtout des chimpanzés, à partir de faits qui semblent assez isolés. Quand un mâle dominant en remplace un autre, il arrive que le nouveau détruise la progéniture du prédécesseur. Il y a aussi quelques faits d’élimination d’un groupe Chimpanzé par un autre groupe. Est-ce lié un phénomène instinctif, comme lorsqu’une poule tue ses propres poussins, quand elle ne peut plus les reconnaître à l’odeur ? Est-ce en rapport avec un problème d’espace vital ? Ce sont des questions disputées.
Le propre de l’homme
La guerre est donc une particularité humaine et cela éclaire sur les causes de la guerre. Comme il est faux que la guerre soit un résidu d’animalité, le progrès de la raison ne va pas l’éliminer automatiquement — car la raison peut être structurée plus qu’on ne croit par une logique de méfiance et de guerre (par le « doute », par exemple). L’homme, dépourvu des régulations instinctuelles de l’animal, n’évite la guerre et ne régule sa violence que par la religion, la morale et le droit. Si ces régulateurs viennent à manquer ou ne fonctionnement pas, la guerre peut prendre un caractère dévastateur. En outre, il est courant que l’homme, subvertissant la fonction de la culture, en fasse un motif de guerre (guerres de religions ou d’idéologies, par exemple). La guerre se trouve donc dans l’homme en tant qu’homme et non pas dans l’homme en tant qu’animal.
L’homme est une espèce hypersociale, dont les moyens intellectuels et physiques lui permettent de ne pas trop être soumise à la loi de la rareté. Il dispose du langage, unique en son genre. Il a par ailleurs une aptitude forte à l’amitié, à l’amour, il est très sociable, et la longueur de l’éducation est exceptionnelle (de l’ordre de 15 ans), les animaux étant tous adultes beaucoup plus vite. Un être si social et doué de raison devrait normalement régler les différents non par épreuve de force mais par discussion ou arbitrage. Or le fait est qu’il n’y arrive pas si souvent. C’est la marque d’un déséquilibre fondamental, que l’on constate chez l’homme et chez l’homme seulement. C’est donc un fait que l’homme est un être de la nature, qui très couramment ne suit pas sa loi naturelle.
Si l’homme en vient à ne pas suivre sa propre loi, il retombe au niveau des animaux, à cette différence près que les animaux, eux, ont une régulation naturelle de la violence.
Être juste consiste à obéir à la loi de paix, appelée loi naturelle (Somme théologique, IaIIae, q. 91, 1 e q. 94), pour vivre en paix et bienveillance mutuelle, ce qui est de plus l’intérêt commun. Le droit, essentiel à la constitution de l’homme, est la mise en œuvre raisonnable de cette loi de paix inscrite dans notre constitution, notre nature. Le langage humain a la particularité de signifier le vrai et le faux, le juste et l’injuste (Aristote, Politique, I, 1253a). La guerre se manifeste lorsque l’homme ne suit pas cette loi qui est inscrite en lui et quand les hommes ne se parlent plus. Si l’homme en vient à ne pas suivre sa propre loi, il retombe au niveau des animaux, à cette différence près que les animaux, eux, ont une régulation naturelle de la violence.
L’affrontement de deux volontés
La guerre est un affrontement entre volontés politiques, chacune employant la force armée pour contraindre l’autre. Face à un désaccord, la guerre survient si le désaccord doit absolument être résolu, sans pouvoir l’être par la discussion et la négociation. Parfois le désaccord vient d’une situation tragique, à laquelle on ne voit pas d’issue raisonnable, et parfois de l’injustice et la mauvaise volonté des parties. Elle touche toujours une question de principe, d’honneur, d’intérêt, tenue pour si importante que « c’est non » ! Il y a alors trois solutions : soit la séparation, chacun de son côté (ce qui, parfois, est possible, comme dans la partition pacifique de la Tchécoslovaquie en 1993) ; soit on laisse vieillir le problème, sans solution (mais alors, en général, il empire) ; soit on estime qu’il faut le résoudre, en sortir, et puisqu’il n’y a pas de solution de raison, on va rechercher une solution de force.
Dans la guerre, l’un impose sa volonté à l’autre par une force armée qui détruit des biens et tue des personnes. C’est une sorte de mise aux enchères sanglante : « Si tu ne te soumets pas, tu vas le payer cher. » Et l’autre répond : « Fais ce que tu veux, tu souffriras plus que moi. » Dans ces enchères négatives, à un moment donné, l’un des protagonistes renonce à surenchérir, et craque. Si l’on est obstiné jusqu’à la folie, on ne craque pas avant d’être enseveli sous les ruines de sa capitale. Mais si on est plus raisonnable, on arrête les frais et on négocie, chacun dans son rôle : vainqueur ou vaincu. Celui que l’épreuve de force a désigné comme le vaincu doit prendre sa perte, et la vie reprend, ordinaire.
Pour des intérêts…
En théorie, les hommes ne se battent que pour des intérêts culturels, économiques ou politiques. Sont listés les intérêts culturels qui relèvent de l’idéologie, de la religion, parfois des deux, les intérêts économiques (matières premières, énergie, débouchés, voies de communication, etc.) et enfin les intérêts politico-stratégiques, qui concernent l’indépendance, la liberté, la domination, la sécurité, le rang, l’hégémonie, etc. Souvent les buts des guerres associent les trois, mais pas toujours. La guerre des Malouines (1982) était toute politique. Ce qui s’est passé en Irak (2003) et en Syrie (depuis 2011) combine les trois types d’enjeux. Mais si les hommes ne se battaient que pour ces trois raisons, nous pourrions toujours trouver des solutions, car le prix des guerres est tel que souvent cela n’a pas de sens. En 1918, 1,5 million de Lorrains et Alsaciens sont redevenus français, mais au prix d’un 1,5 million de Français tués. On pouvait évidemment trouver une formule politique plus rationnelle que la Grande Guerre. Mais le calcul rationnel n’est pas seul ici.
… et par envie
L’homme se bat aussi parce qu’il en a envie. On dit que les guerres sont imposées aux peuples par des marchands de canons, des hommes d’affaires sans scrupules et des politiciens à leur solde. De grands chefs politiques l’ont eux-mêmes déclaré sans ambages . Mais une telle situation ne se rencontre pas toujours et partout, et peut n’être que partiellement vraie. L’expérience montre aussi des peuples entrant en guerre dans l’enthousiasme unanime. La Monarchie de Juillet s’est détruite (entre 1830 et 1848) en faisant une politique de paix, contre la volonté de l’aile marchante de la nation. La triste vérité, c’est que l’homme fait souvent la guerre pour faire la guerre, comme il fait l’amour pour faire l’amour : comme si c’était une fin en soi. Certain n’ont pas hésité à parler de plaisir, de sport. Les Grecs pensaient que la chasse, d’ailleurs fortement associée par l’iconographie à l’érotique homosexuelle, était une école de la guerre (Cf. Xénophon, L’Art de la chasse). Ils disaient que la guerre était la forme de chasse la plus intéressante, car l’homme est le gibier le plus intelligent.
De manière plus profonde, on a pu noter que la guerre permet un dépassement. Hegel a dit qu’elle « préserve la santé morale des peuples » (Principes de la philosophie du droit, 324). Son idée semble être celle-ci : l’homme sent qu’il est fait pour plus que les intérêts empiriques. Le gain, la santé, la jouissance, la vie privée dans la société civile ne comblent pas l’âme humaine. À un certain moment, elle s’en dégoûte. L’homme alors trouve dans la guerre le moyen de reconquérir une dignité morale et une existence publique dans l’histoire. Il se dépasse, et en risquant sa vie, qui est l’intérêt empirique premier, il redécouvre sa transcendance. Il cherche dans la guerre une grandeur perdue, un sentiment d’exaltation, une impression de purification .
Par rivalité et par domination
La guerre naît aussi de la rivalité entre les hommes et de leur volonté de domination et de liberté. Il y a un désir d’être reconnu par l’autre comme égal, puis comme supérieur et dominant ; un désir de ne pas être identifié comme inégal et dominé. Ce désir est un ressort très puissant, qui touche à la définition de la liberté et qui pollue la définition de la dignité. Les guerres sont d’autant plus totales que le concept de liberté est touché, car c’est alors « la liberté ou la mort ». Les guerres deviennent totales et destructrices dans la période moderne, quand la subjectivité s’affirme comme liberté collective. Également, la guerre se démocratise : ce sont les levées en masse ; tout le monde est mobilisé. En même temps, l’objectivation scientifique permet un terrible perfectionnement des armes.
La guerre moderne
La croissance des armements interdit de plus en plus les guerres entre grandes puissances. L’optimisme pourrait soutenir que les armes vont devenir tellement destructrices que personne ne se risquera plus à surenchérir et à faire la guerre. Quand la mise à prix est déraisonnable, on ne trouve plus d’acheteur. Cette idée a trouvé une certaine réalisation avec l’invention de l’arme nucléaire et son utilisation à Hiroshima et Nagasaki. Les bombardements de Tokyo, Dresde ou Hambourg la même année avaient fait plus de morts, mais la bombe atomique a frappé infiniment plus les esprits et de façon indélébile. Avec elle, la notion d’enchères sanglantes est cassée. Aurait-on enfin trouvé le moyen de supprimer la guerre ? En un sens oui, entre puissances nucléaires, si elles sont « rationnelles » ; mais on n’a pas supprimé les causes profondes de la guerre : il faudrait changer l’homme et le faire passer de l’état de nature à l’état de grâce. Or cela, un pouvoir politique ne peut le faire. En outre, l’arme nucléaire a été maintenant miniaturisée, ce qui la rend utilisable sur le terrain.
Le terrorisme
La guerre frontale n’étant plus possible, elle se déploie autrement : guerre économique, financière, d’information ou de désinformation, guerre psychologique, politique, indirecte, invisible, etc. On en vient à susciter des guerres avec des mercenaires, des sociétés de sécurité. La guerre se privatise, devient occulte, hors limite . Elle use et abuse des forces spéciales, des services de renseignement. Elle devient plus politique, plus machiavélique. L’évolution conduit à rendre apparemment impossible ou absurde toute guerre directe entre grandes puissances, et même la guerre conventionnelle entre deux puissances technologiquement inégales. Est-ce un bien ? Oui, sans doute ; mais, du coup, le terrorisme devient la forme normale de la guerre entre le faible et le fort. Il peut y avoir des rapports occultes entre certains États et des terroristes. Aussi la question va-t-elle se poser (et pas seulement dans les films ou le bluff politique) de terroristes disposant de moyens de destruction massive, de chantages à la bombe miniaturisée, etc.
Le problème de cette métamorphose de la guerre, c’est qu’on ne sait plus qui fait quoi. Il n’y a parfois plus d’acteurs rationnels identifiables. Il faut une surveillance perpétuelle du monde entier (tâche impossible), par exemple pour y suivre à la trace le moindre gramme de plutonium.
La tentation du gouvernement mondial
Dans une situation si nouvelle, forte est la tentation d’une solution moniste : de même qu’un pays bien contrôlé par un seul gouvernement est sécurisé et pacifié, de même peut-on imaginer faire la paix dans le monde entier par l’établissement d’un seul pouvoir qui aurait le monopole de la force légitime. Ce pouvoir politique unique n’aurait plus en face de lui que des bandits ou des rebelles. C’est un peu la logique de l’ONU et un peu aussi celle de la tentative d’hégémonie mondiale des USA, les deux étant connectées entre eux de manière variable.
Le traité de l’ONU interdit le recours à la guerre au profit d’une solution de droit. Il y est stipulé qu’on n’a pas le droit de régler ses conflits par des moyens de guerre (Charte de l’ONU, art. 2.3, 2.). Si on a un différend avec un autre État, il faut venir plaider sa cause devant l'ONU. Mais chacun conserve son droit de légitime défense (Charte, VII, 51). Comme la meilleure défense est souvent l’attaque, que le sentiment d’être attaqué est assez subjectif et que la bonne foi n’est pas si fréquente, la permission de l’autodéfense peut être interprétée même comme une permission de l’attaque préemptive, qu’on essaye de distinguer de celle qui est préventive . La Charte de l’ONU laisse donc subsister une grande part d’arbitraire. L’agresseur est juridiquement dans une situation d’illégalité, puisqu’il a par traité renoncé à son droit de faire la guerre, sauf légitime défense. Le Conseil prend alors la décision de ramener le délinquant au respect du droit international et prend contre lui des mesures appropriées (Charte, VII).
Dans la pratique, cette procédure ne fonctionne que si les grandes puissances (qui ont droit de veto) sont d’accord entre elles. Elle est paralysée en cas de désaccord. Ce système fonctionnerait mieux s’il n’y avait qu’une seule grande puissance ; mais un tel projet se distingue mal de l’impérialisme absolu. La pluralité politique est aussi une forme fondamentale de la séparation des pouvoirs, au niveau global. Elle conditionne ainsi l’existence de la liberté politique. Par ailleurs, le modèle juridique et dépolitisé n’est pas très convaincant. Le fait de traiter tout ennemi politique ou idéologique en délinquant, au nom d’un universalisme et d’une morale réputés évidents est éminemment discutable . Cela conduit à la radicalisation des oppositions, et on n’aura pas forcément gagné au change.
La guerre juste
Il y a des situations où la guerre juste est légitime et beaucoup de penseurs l’ont théorisée. Saint Thomas d’Aquin définit la guerre juste dans le traité « De la Charité » de sa Somme théologique. Selon son enseignement (Somme théologique, IIa-IIae, q. 40), qui résume la doctrine traditionnelle, la guerre est un péché qui s’oppose à la charité, à l’amour du prochain, à l’amour que les groupes humains doivent avoir les uns pour les autres. La guerre ne peut être juste qu’à trois conditions :
- Il faut qu’elle soit décidée par l’autorité légitime (pas de guerre privée).
- Il faut qu’elle défende une juste cause, c’est-à-dire vise à corriger un tort très grave, réellement causé au bien commun.
- Il faut qu’elle soit menée avec une intention droite.
De très nombreux auteurs ont disserté sur la guerre juste : Cicéron, saint Augustin, Vitoria, Suarez, Luther, Érasme . Pratiquement toutes les civilisations en ont parlé.
Une autorité légitime
Selon le droit international, aujourd’hui, il n’y a qu’une seule autorité légitime en la matière : le Conseil de Sécurité de l’ONU (CS). Toute guerre sans son aval est une guerre d’agression. Mais cela n’a pas empêché les Américains d’aller en Irak sans mandat du CS sous le président Bush II et plusieurs nations de les y accompagner. Le droit international fonctionne davantage comme un idéal international que comme un droit ou une constitution. Quand il y a opposition entre grandes puissances, le conflit porte précisément sur le point de savoir qui détient de fait le pouvoir constituant mondial, et qui peut prétendre le détenir légitimement et le CS n’est en fait alors qu’un utile forum de discussion, mais non une instance de décision. C’est parce qu’il est absurde de prétendre résoudre une telle question par ce genre de discussion que l’autorité légitime est de fait l’autorité nationale, si la nation est assez puissante. Ce qui est important, au point de vue de la doctrine, c’est qu’il ne doit pas y avoir de guerre privée. Dans une époque marquée par l’individualisme et la privatisation, il n’est pas inutile de rappeler cet enseignement : on ne peut pas faire de la guerre sa guerre à soi, y entrer de sa propre autorité, ni pour des motifs personnels.
Une juste cause
La guerre juste ne peut se justifier que lorsque le bien commun est gravement en cause. Il faut une juste cause et il faut la servir avec une intention droite : il faut agir pour rétablir le bien commun et non par motif personnel : la haine, l’amour du sport, la vengeance, et des motifs de ce genre ne peuvent convenir. La guerre juste s’oppose à la guerre injuste. Sans excuser ni justifier l’agresseur, il n’est pas toujours facile de dire où est la justice, car il est rare que l’agresseur se pense injuste et que les torts ne soient pas un peu partagés. De plus, très souvent, l’agresseur a peur d’être agressé et prend les devants. Était-il fondé à avoir peur ? Relativement à quels intérêts ? Est-il tombé dans le piège d’une provocation ? Et ainsi, qui est réellement l’agresseur ?
De plus, chaque guerre donne lieu à des plaidoiries politiques. Tout, y compris mettre à feu et à sang une région pour y contrôler des puits de pétrole, peut être rationalisé — la rationalisation est possible pour tout —, mais cela ne signifie pas qu’un juge équitable se satisferait de ces arguments. Un accord sur ces sujets suppose l’établissement d’un concept commun de justice. Malheureusement, bien que nous ayons tous cette grande idée, ce sont précisément sa définition précise et sa fondation rigoureuse qui sont parfois les enjeux du conflit.
Il faut aussi se comporter en guerre de façon juste, en respectant les deux grands principes de discrimination et de proportionnalité. Il faut obéir aux lois qui régissent l’entrée en guerre, mais aussi le déroulement des hostilités, ce qui suppose de respecter deux grands principes : discrimination et proportionnalité.
Discrimination
Il faut distinguer combattants et non combattants. Cela introduit des dilemmes moraux. Par exemple, certains types d’armement comme des explosifs à très petit rayon d’action ne font pas de dommages collatéraux, mais brûlent vif le combattant adverse. Est-ce un progrès ? D’autre part, un adversaire technologiquement inférieur pourra se poster au milieu des non-combattants, le but recherché étant précisément que son adversaire fasse le maximum de victimes civiles, afin de médiatiser les images.
Proportionnalité
L’idée est de ne pas écraser une mouche avec une massue. L’usage de la force doit rester maîtrisé. Il ne faut pas faire à l’adversaire plus de mal qu’il n’est nécessaire. En réalité, c’est au départ le principe de nécessité (ce qui est indispensable à l’atteinte d’un objectif militaire légitime) qui détermine ce qui est moyen proportionné de cette fin nécessaire, puis le niveau acceptable des effets non voulus mais inévitables ; inversement, un jugement sur l’impossibilité d’une proportionnalité à ces deux points de vue conduit à réexaminer la question de savoir si l’atteinte de cet objectif est vraiment indispensable. Ces appréciations ne relèvent évidemment pas de l’exactitude mathématique. Suite à l’urbanisation de la planète, les guerres ont tendance à devenir des guerres urbaines. Dans le passé, il y avait 9 militaires tués pour 1 civil tué. Aujourd’hui c’est la proportion inverse. La combinaison de cette urbanisation, de la technologie et des tactiques terroristes rend particulièrement difficile le jugement moral sur ces sujets .
Résistance ou soumission ?
Certaines guerres étaient assez clairement des guerres justes. Parfois, c’est plus difficile à juger. Il y a des cas relativement clairs, comme la première croisade, qui débute en 1096. Elle conduit à la prise de Jérusalem en 1099. Elle a été prêchée par le pape Urbain II au concile de Clermont en 1095. Les Turcs avaient interdit le pèlerinage de Jérusalem, exterminé la population de Jérusalem, et généralement soumis les populations chrétiennes du Moyen-Orient, encore majoritaires en ce temps-là, à une situation misérable. L’action du pouvoir turc ressemblait d’assez près à celle de l’État islamique aujourd’hui, en Syrie, en Irak ou en Lybie. Pour imaginer la réaction de l’Occident d’alors, il faut imaginer celle qui serait du monde musulman, si les Américains s’emparaient de la Mecque, interdisaient le pèlerinage, massacraient et asservissaient les populations musulmanes locales. À l’époque on ne parlait pas de croisade (terme qui date du XVIIIe siècle) mais de pèlerinage. Deuxième exemple, le régime nazi, particulièrement affreux et impérialiste, qui fait aussi partie des fléaux auxquels on voit mal comment on pourrait envisager de se soumettre et auxquels ne pas opposer toute la force armée.
Ceci dit, il faut manier la théorie de la guerre juste avec précaution, car il est aisé d’en abuser pour justifier en apparence n’importe quoi. En outre, dans le contexte moderne, avec tous les dégâts potentiels des armes actuelles, la décision doit être encore plus prudente et mûrie. L’invasion allemande de la Tchécoslovaquie en mars 1939 n’était pas justifiable. Mais, si les Tchèques avaient eu la bombe atomique à ce moment-là, aurait-il été justifié de leur part d’en faire usage ? Car Berlin aurait riposté, il n’y aurait plus eu de Tchèques ni de Slovaques, alors qu’ils sont sortis de la tourmente et sont toujours là. Résistance ou soumission ? Parfois, il est plus équitable de subir l’injustice que de ne pas l’accepter. Toutefois, en règle générale, il faut défendre la justice. Une personne privée peut choisir de ne pas se défendre personnellement, mais un dirigeant ne peut pas imposer ce genre d’attitude à un peuple entier.
La guerre médiatique
Dans une société de communication, il faut se garder de diaboliser rapidement. La guerre prend souvent aujourd’hui une tournure médiatique : il s’agit de produire des images et de discréditer une cause ; il est facile d’entraîner à la guerre quand l’autre est présenté comme le diable, coupable d’atrocités. Cela crée des problèmes moraux important : il faut se méfier des manipulations, résister aux mouvements de foules à cervelle d’oiseau.
Une chance raisonnable de succès
La décision de la guerre est toujours une décision prudentielle. La guerre juste ne peut être déclenchée qu’à condition de présenter une chance raisonnable de succès, en dernier recours et après mûre délibération. Le dirigeant politique décide en conscience. Il estime juste de faire la guerre : il s’est trompé ou pas, mais il prend sa décision et, à la fin, il portera son âme devant Dieu. Il en va de la décision d’entrée en guerre comme de toute décision grave qu’on prend dans la vie. Nous n’avons jamais un temps infini pour délibérer et toute décision comporte une prise de risque. Il n’y a aucune décision politique plus lourde et plus grave que la décision d’entrer en guerre.