La scène se passe dans un Ehpad à Paris, à l’étage des « résidents déments ». Une femme hurle et se débat. Impossible pour les infirmières de soigner sa blessure a au bras. Ce jour-là, Claire Oppert est présente dans sa chambre. Elle décide de lui jouer l’andante du trio opus 100 de Schubert. Au bout de quelques secondes, le bras de la patiente se détend, son visage s’apaise, les cris cessent. Le soin peut être enfin apporté. À la fin de celui-ci, soulagée, l’une des infirmières se tourne vers la musicienne : « Il faudra absolument revenir pour le pansement Schubert ! »
C’est par cette scène que commence le livre de Claire Oppert Le pansement Schubert. Cette violoncelliste, formée notamment au prestigieux Conservatoire de Tchaïkovski à Moscou, est également devenue art-thérapeute, après avoir suivi une formation ponctuée d’un diplôme de la faculté de médecine de Tours. Depuis plus de dix ans, elle joue pour des personnes atteintes de troubles physiques et psychiques, ainsi que pour des patients en fin de vie. Une pratique qui diminue la souffrance au moment des soins, apaise et apporte de la joie profonde, comme l’a démontré une étude clinique reconnue dans le monde entier. Rencontre.
Aleteia : Vous êtes la fille d’un médecin et d’une danseuse. Comment l’envie de jouer du violoncelle est arrivée chez vous ?
Claire Oppert : La musique et l'art étaient toujours présents à la maison, intégrés complètement dans notre quotidien. Grâce à mon père, un médecin très original qui jouait du Chopin pour soulager ses patients, et grâce à ma mère qui était une artiste. Un jour, j'avais 8 ans, ils m'ont amenée à un concert où jouait une jeune violoncelliste. Ça a été une évidence immédiate : le violoncelle était mon instrument, la voix que je voulais faire mienne.
À l’âge de 14 ans, vous jouez pour la première fois en public, à Saint-Germain-en-Laye. Et ce jour-là, vous faites l’expérience de ce qui va être « l’intuition fondatrice » pour toute votre vie. Que s’est-il passé ?
Parmi les personnes présentes à ce concert, il y avait une dame qui s’était installée tout près de moi. Elle était très pâle, avec un turban sur la tête. À la fin, elle est venue me voir en me disant « Si vous aviez été médecin, vous m’auriez guérie.» Intuitivement, j’ai tout de suite senti que ma vie allait être à la fois celle d’une concertiste et celle d’une soignante.
Vous dites que vous ne prétendez pas guérir quelqu’un, mais en prendre soin par la musique…
La musique ne guérit pas. Ni les cancers, ni l’autisme ni les autres maladies graves. Mais elle donne envie d’aller mieux, elle soulage, elle allège. Et surtout, de façon tout à fait objective comme le montre l’étude clinique "Pansement Schubert", née de cette expérience spontanée, elle peut diminuer les anxiétés et les douleurs de façon massive. Mais évidemment, Schubert ne remplace pas la morphine dans les douleurs rebelles et profondes.
Dans votre livre, vous décrivez des scènes bouleversantes avec des personnes qui, après vous avoir écouté, vous disent : « On se sent importants maintenant. On est bien. On se sent chez soi », vous dit une malade. Une autre dame, victime d’Alzheimer, vous confie « Vous m’emmenez au-dessus de la mer, au fond du sable. Vous raclez avec moi les trésors oubliés… » Il y a encore ce Monsieur Koumba : « C’est une expérience d’éternité… »
Il y a aussi ceux qui ne parlent pas mais qui manifestent autrement ce qu’ils vivent. Un jour, avec son index, un patient paralysé par la maladie de Charcot m’a montré le chemin qu’a pris le son du violoncelle dans son corps. J’ai vu ainsi que la vibration bienfaisante était entrée par les pieds pour remonter jusqu’au cœur. Il y a, en effet, des moments de grâce, de joie, de gaité parfois.
Le mot « joie » revient souvent dans les témoignages de vos patients...
C’est paradoxal, pourtant c’est mon expérience quotidienne : dans les services de soins palliatifs qui sont considérés comme des lieux de mort, il y a toujours de la vie et beaucoup de joie qui circule. Peut-être parce qu'on se rend compte que l'instant est unique, on comprend que la vie est précieuse et qu'il est temps de se tourner vers l'essentiel. Cette joie qui surgit est comme une note qui revient tout le temps. La musique a cette capacité extraordinaire d’aller là où on ne peut pas aller autrement. Elle va chercher à l’intérieur de chacun ce qui est encore intact et qui est source de joie.
Tout a commencé en 1996. Vous rentrez de Moscou, vous donnez des concerts avec Roustem Saïtkoulov, pianiste franco-russe qui deviendra votre mari. Et un jour vous assistez par hasard à un congrès « Art et médecine » au Louvre : Howard Buten, psychologue clinicien spécialiste de l’autisme y donne une conférence…
La rencontre avec Howard Buten a été déterminante. À la fin, je suis venue le voir spontanément en lui disant que j’étais violoncelliste et en lui demandant si on pourrait travailler ensemble. Il m’a fait confiance et il m’a invité dans l’unité pour jeunes autistes qu’il venait de créer en Seine-Saint-Denis. Je suis restée six ans auprès de lui, au cours desquels j’ai joué pour les enfants souffrant d’autisme lourd. C’était étonnant : quand je jouais, je devinais intuitivement quel morceau choisir et comment le jouer pour chaque enfant en particulier. Mais c’est grâce à Howard que cette intuition s’est confirmée définitivement. Il m’a inspiré. Il m’a surtout appris beaucoup sur les souffrances des autistes. Il disait « Puisque personne ne sait s’y prendre, nous n’avons le choix que d’un respect sans condition. » Pour lui, la question était de savoir changer son regard sur le monde de l’autisme, d’ouvrir les yeux et de « peindre avec ses yeux une maison pour eux ». C’est ce qu’il disait, en précisant que ces malades ont forcément « plein de choses à nous apprendre, même lorsque ce qu’ils font nous effare ».
Pendant plusieurs années ensuite, vous multipliez vos visites auprès des malades. Mais en 2010, vous décidez d’étudier l’art-thérapie. Pourquoi ce besoin d’apprendre la théorie ?
Je voulais compléter ma pratique purement intuitive par une vraie analyse permettant d’avoir une validation scientifique de mes observations. Toutefois, si j’ai acquis des outils, rien n’a changé dans ma façon d’approcher les personnes autistes comme les personnes en fin de vie.
Le Pansement Schubert, c’est le nom de votre étude clinique lancée en 2013 avec l’équipe soignante des soins palliatifs de l’hôpital Sainte Périne à Paris. Les résultats publiés en 2016 ont suscité un grand intérêt un peu partout dans le monde. Que révèlent-ils ?
Ils disent ce que finalement les Anciens savaient déjà : la musique a un pouvoir sur la douleur et sur l’anxiété. Effectués pendant cinq ans sur 112 soins douloureux à des patients pour la plupart atteints d’un cancer ou en fin de vie, les résultats démontrent une diminution de la douleur allant de 10 à 50% lors d’un soin « Pansement Schubert ». Avec, en plus, une nette décontraction musculaire et une atténuation manifeste de l’anxiété du malade. Les effets positifs sur les patients sont évalués à près de 90% et, autre point important, ils sont à 100% sur les soignants !
Chez une personne malade, la musique rejoint une partie qui n’est pas malade. Elle touche son noyau profond et fait surgir un élan de joie.
Je tiens d’ailleurs à préciser qu’il n’y a pas que Schubert qui résonne durant les séances. Il y a Bach, Mozart, Beethoven, Tchaïkovski, Rachmaninov… Il y a aussi de la musique japonaise, de la musique pop, voire du rock lorsqu'on me le demande. Une chose est claire : la musique jouée dans une chambre d’hôpital soulage la douleur du patient, elle redonne aussi un bien-être psychologique réel et mesuré aux soignants et aux familles.
Vous évoquez une musique vivante notamment grâce aux vibrations du violoncelle qui rejoignent le malade dans sa « sous-terre ». Que voulez-vous dire ?
Ce que l’on croit effacé et englouti, les sons viennent parfois l’extraire des coins cachés que j’appelle la « sous-terre ». Chez une personne malade, la musique rejoint une partie qui n’est pas malade. Elle touche son noyau profond et fait surgir un élan de joie. Parfois aussi des larmes de joie. Et si la joie circule, alors la vie circule. La musique a aussi ce pouvoir d’entraîner. Même ceux qui ne peuvent pas bouger, ils arrivent à le faire par des mini-mouvements des doigts d’une main ou d’un pied, ou par le regard qui devient d’un coup plus brillant.
Le fait d’écouter de la musique a redonné aux patients l’estime de soi et de l’autre. Même chez ceux qui ne pouvaient pas parler. Cela se voyait dans le changement de leurs regards.
Il y a aussi un autre effet bénéfique de la musique : c’est l’estime du malade envers lui-même et envers l’autre qui renaît. Je me souviens d’une représentation donnée dans un Ehpad. Une sorte de ballet musical des patients et des soignants. Mais avant, en arrivant dans la salle certains malades s'insultaient entre eux : J’entendais des cris comme « Connasse », « Va te faire foutre ! » « Ta gueule »… Grâce à la musique, ces paroles se sont transformées en compliments réciproques. C’était l’une qui disait à l’autre « Vous avez une belle voix », « Vous chantez bien » et à l’autre de répondre, « Mais non, c’est vous qui récitez bien ». Les infirmières me l’ont confirmé ensuite : le fait d’écouter de la musique a redonné aux patients l’estime de soi et de l’autre. Même chez ceux qui ne pouvaient pas parler. Cela se voyait dans le changement de leurs regards.
En jouant du violoncelle, vous attendrissez les cœurs ?
Parfois, en m'écoutant jouer, certains patients gravement malades qui ne peuvent plus parler me montrent leur cœur du doigt. C’est parce que la musique parle directement au cœur. La maladie grave est une expérience de dépossession de soi. Elle conteste à la personne le pouvoir d’agir sur elle-même. Elle la laisse étrangère à elle-même. Et c’est la musique qui a ce pouvoir extraordinaire d’arracher alors le cœur du malade et de faire surgir un élan de joie profonde.