De quoi s’agit-il, en somme, si ce n’est d’admettre la possibilité de l’esprit critique ? Que le rapport de la Ciase soit lu avec attention, discuté avec précision, contesté avec rigueur devrait être vu comme une bonne nouvelle par tous ceux qui demandent aux chrétiens de ne pas fermer les yeux. S’il faut au contraire le recevoir comme une vérité définitive, on voit mal en quoi il permettrait de rompre avec la supposée soumission béate des fidèles.
Questions sans réponse
En cette affaire, le rapport de la Ciase subit avant tout le contrecoup de l’engouement et de la surmédiatisation dont il a fait l’objet. Compris par beaucoup depuis deux mois comme une sorte de magistère laïc de substitution, il provoque des critiques dont la vivacité n’est due qu’à la quasi-infaillibilité qui lui a été accordée. La Ciase n’est évidemment pas responsable à elle-seule de l’aura dont elle a bénéficié. Elle a toutefois contribué à sa réputation — et à l’agacement inévitable de ses détracteurs — en laissant sans réponse les questionnements persistants dont elle a fait l’objet durant tout son travail.
Sur ce point, il est faux de soupçonner ceux qui discutent sa méthodologie de ne le faire qu’à cause de l’ampleur des chiffres fournis. Bien des voix s’étaient élevées, ou du moins avaient tenté de se faire entendre, pendant les longs mois de travail préalables à la publication du rapport. L’association des Archivistes de l’Église de France posa toute une série de questions ; le frère Augustin Laffay, archiviste général de l’ordre dominicain, dans un texte envoyé à la Ciase il y a deux ans avait de même réclamé des éclaircissements sur les dossiers à retenir ; l’historien Fabrice Bouthillon, dans la revue Commentaire, que n’ignore pas Jean-Marc Sauvé, s’était inquiété d’une atmosphère possible de chasse aux sorcières. Tout cela était resté lettre morte.
Accepter de chercher la vérité
Après le choc des « révélations » du 5 octobre, qui avait laissé bien des fidèles groggy, plusieurs voix avaient à leur tour signalé les partis-pris du rapport et sa tendance à distinguer les interprétations autorisées des sujets interdits. Aucune d’elles, certes, ne possédait le poids, dans le monde catholique et au-delà, des auteurs du Rapport sur le rapport de la Ciase qu’ont adressé au pape huit membres de l’Académie catholique de France, parmi lesquels deux directeurs de recherches émérites à l’EHESS, Pierre Manent et le père Jean-Robert Armogathe, de l’Institut. Est-ce pour cela que la Ciase a enfin daigné répondre ou, plus précisément, a promis de répondre, se contentant pour l’instant de dramatiser la contestation dans la pose de l’offensée ? Si la gravité des faits exige l’engagement de tous, ce n’est sûrement pas en discréditant les idées non-alignées qu’on peut espérer sortir de la crise par le haut.
Du très long travail et du très volumineux rapport de la Ciase, beaucoup n’auront retenu qu’une chose, terrifiante dans son apparente objectivité numérique : 330.000 victimes d’abus. Que les commentateurs aient eu recours à l’image du tsunami, de la bombe ou du coup de poing au plexus, l’idée était la même : l’ampleur du désastre devait laisser tout le monde pantois et les catholiques dans leur ensemble n’avaient plus qu’à faire profil bas. Que le chiffre soit une estimation importait peu : toute réserve sur les méthodes de la Ciase était condamnée à passer pour une minimisation de la gravité des faits, voire pour un mépris des victimes ou une complicité avec les coupables.
Que des personnalités de cette valeur aient pris le temps d’examiner le rapport de la Ciase devrait réjouir tous ceux qui cherchent honnêtement la vérité qui rend libre.
Peut-être n’était-il d’ailleurs pas mauvais de commencer par se taire, quelle que soit la fiabilité des chiffres, ne serait-ce que pour se recueillir devant des témoignages de vies brisées. Mais si le rapport de la Ciase pouvait laisser quelque temps sans voix, il ne pouvait durablement échapper à l’examen critique. C’est pourquoi « le rapport sur le rapport » des huit membres de l’Académie catholique de France est arrivé à point nommé. Juristes, historiens ou philosophes, les auteurs jouissent tous d’une reconnaissance professionnelle et intellectuelle incontestable. Que des personnalités de cette valeur aient pris le temps d’examiner le rapport de la Ciase devrait réjouir tous ceux qui cherchent honnêtement la vérité qui rend libre.
Mettre ses compétences au service de tous
Nulle trace, chez les membres de l’Académie catholique, de logique partisane, encore moins de règlement de compte ou de plaisir malin à discréditer le propos pour dédouaner l’institution. Au contraire, le texte fait honneur à la logique du débat argumenté que tous appellent aujourd’hui de leurs vœux. Il est même une parfaite illustration de la liberté d’esprit devant une vérité imposée. Certains estimeront le jugement sur le rapport Sauvé sévère, mais on voit mal ce qui peut justifier d’en faire un crime de lèse-majesté. Aucun coup bas, aucune attaque personnelle, mais un passage au crible (expression récurrente dans les recommandations de la Ciase) du rapport. Le texte témoigne que des catholiques, majoritairement laïcs, sont disposés à mettre leur compétence au service de tous pour que les solutions justes soient préférées aux faux remèdes.
Au moment de rendre solennellement le rapport de la Ciase à Mgr de Moulins-Beaufort et à Véronique Margron, Jean-Marc Sauvé déclara que la commission avait le sentiment « de ne pas détenir LA vérité, et moins encore, toute la vérité sur son sujet d’étude ». Doit-il s’étonner, dès lors, que les « propositions pour l’avenir » dictées par la Ciase ne soient pas reçues comme des préceptes indiscutables ? Il va de soi que les membres de la Ciase, s’ils préfèrent à présent les réponses argumentées aux réactions effarouchées ou au plaidoyer pro domo, contribueront à faire avancer la vérité. Cela implique parfois de remettre en cause ses propres conclusions, sans s’arc-bouter sur ce qu’on croyait avoir démontré, ni intenter de faux-procès aux frères qui nous ont égratignés.