Par les temps qui courent, les religions ont nettement mauvaise presse, mais (sauf en Chine) les spiritualités sont plutôt honorables. Un matérialisme obtus existe certes toujours, mais n’a plus le vent en poupe. Le ton a été donné par François Mitterrand, président socialiste qui, à la fin de son ultime allocution de vœux le 31 décembre 1994, sachant n’avoir plus que quelques mois à vivre, a déclaré : « Je crois aux forces de l’esprit », en ajoutant aussitôt : « Et je ne vous quitterai pas ». Belle confession de foi en l’immortalité de l’âme !
« Spiritualisme » à la française
La spiritualité ne gêne donc pas, tandis que toute allégeance religieuse est priée de rester discrète. C’est un peu bizarre, car la spiritualité n’est après tout qu’une religiosité intériorisée. Mais elle est personnelle, intime et libre, alors que les religions paraissent des phénomènes sociaux, observables et qui conditionnent leurs fidèles. Par-delà la diversité des croyances et comportements, la spiritualité s’avère une réalité universelle, alors que les appartenances confessionnelles séparent et divisent. Il est à remarquer que c’est au XXe siècle seulement que l’on commence à parler de « spiritualité » en dehors du christianisme. On peut voir là un aspect de l’individualisme permis à tous les bénéficiaires de progrès notoires en sécurité et même en confort, lesquels offrent les moyens de l’autonomie et de l’introspection.
En fait, il existe depuis le début du XIXe siècle, principalement chez nous, un courant philosophique dit « spiritualiste », indépendant des religions. Jean-Louis Vieillard-Baron, professeur émérite à l’Université de Poitiers, en retrace l’histoire dans Le Spiritualisme français (Cerf, 2021) : de Maine de Biran (1766-1824) à Henri Gouhier (1898-1994), en passant par Victor Cousin (1792-1867), Ravaisson (1813-1900), Lachelier (1832-1918), Boutroux (1845-1921), Bergson (1859-1941), Brunschvicg (1869-1944) et Lavelle (1883-1951). Ces auteurs, qui ont eu leur heure de gloire entre la Sorbonne et l’Institut, ont été éclipsés par les « maîtres (germanophones) du soupçon » : Marx, Nietzche et Freud, qui se sont davantage imposés (sans pour autant être lus) au grand public et dans la culture.
Les charmes du « spirituel »
Pour ces figures de la philosophie française, « l’esprit » (sans E majuscule) est supérieur et antérieur à la matière, dont ils ne sous-estiment toutefois pas la réalité. Leur approche reparaît, sans qu’on pense à eux, en 2017 chez le candidat Emmanuel Macron. « Mon rapport à la spiritualité continue de nourrir ma pensée », confie-t-il à La Vie. « J’ai toujours assumé la dimension de la verticalité », assure-t-il au JDD. À la question de savoir s’il y a en lui « une dimension de spiritualité », il répond (dans un passage alors non diffusé d’une interview pour FR3) : « Oui, il y en a une. Et en tout cas, la conviction qu'il existe une transcendance, oui. Quelque chose qui dépasse. Qui vous dépasse. Qui vous a précédé, et qui restera. »
Tout se passe comme si la spiritualité était devenue un substitut avantageux à la religion. Elle n’a pas de forme ni de contenu prédéterminé : chacun façonne la sienne à sa guise.
Notre président actuel n’est évidemment pas un cas isolé. Tout se passe comme si la spiritualité était devenue un substitut avantageux à la religion. Elle n’a pas de forme ni de contenu prédéterminé : chacun façonne la sienne à sa guise. Elle permet même de personnaliser sa religion si l’on en a une, mais aussi de puiser librement dans n’importe laquelle, voire dans toutes, et d’entrer en dialogue avec leurs adeptes sans prosélytisme ni complexe. Elle confère le « plus » d’une double ouverture : d’une part à un au-delà du monde sensible et de ses mécanismes sans cœur ni âme ; d’autre part aux autres, puisque cette quête intérieure et adogmatique ne leur impose rien, va jusqu’à être attentive à la leur et a en prime des résonances poétiques, esthétiques, humanistes, etc.
L’esprit et la chair
Certains ne sont sans doute pas loin d’estimer que cette religiosité subjective est le principal obstacle sur lequel la foi chrétienne bute désormais. En effet, au niveau strict de sa signification, « esprit » désigne la réalité de l’activité mentale (consciente et inconsciente), mais sans garantir l’autonomie ou la non-contingence de ce qui est ainsi perçu et/ou influe sur le psychisme, qu’il s’agisse d’objets concrets ou de forces immatérielles également nommées « esprit(s) » ou dites « spirituelles », puisque du même ordre que l’esprit humain qui en pressent l’existence. Il faut faire un pas de plus, sans craindre de passer de la philosophie à une théologie, pour envisager une liberté, une volonté, un dessein et même une (ou des) identité(s) ou personnalité(s) par-delà ses propres aspirations — autrement dit une révélation.
Qu’on le veuille ou non, la découverte des « forces de l’esprit » n’est pas une illumination purement individuelle. Les intuitions apparemment spontanées sont nourries par des traditions, c’est-à-dire des transmissions, des chaînes de témoignages, car l’homme est une créature sociale et s’inscrit dans une histoire. Il n’est pas un pur esprit, et c’est pourquoi il doit (ou devrait) admettre que le « spirituel » qu’il discerne peut se manifester au sein du charnel et des conceptualisations qu’il sous-tend — c’est-à-dire utiliser un langage, inspirer que cela soit rationalisé en doctrine afin d’être communiqué et collectivement accueilli dans des liturgies, et même (si l’on pousse un peu la logique) intervenir réellement à travers des signes tangibles – ce que la tradition catholique appelle des sacrements.
Pas de religion sans spiritualité
On pourrait donc s’agacer de voir que la spiritualité qui se passe de religion est une espèce de disponibilité velléitaire, liée à une pensée inachevée. On pourrait s’indigner en constatant, avec l’universitaire caennais Max Poulain (dans Spiritualité et Consommation, ISTE, 2021), que le « spirituel » est désormais un argument de vente. On pourrait encore s’inquiéter que l’écologie fasse la morale en prêchant une conversion des mentalités et ressemble fort à une religiosité envahissante, qui a certes des dogmes, mais pas d’institutions ni de rites. On aurait pourtant tort, car la spiritualité n’est pas fatalement de la religion au rabais ni du luxe superflu. Elle est nécessaire pour s’ouvrir au lieu de s’enfermer dans un système.
Il est ruineux de séparer l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et l’objectif, ou le ressenti inexprimable et l’observable.
Une spiritualité sans religion n’est pas pire qu’une religion sans spiritualité : dans le premier cas, on s’abêtit en faisant l’ange à moindres frais ; et dans le second, on en reste à une superficialité à la fois mutilante et vaine. Il est ruineux de séparer l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et l’objectif, ou le ressenti inexprimable et l’observable. Il convient cependant ici de ne pas réduire le vécu à ce qui peut en être formulé et ainsi partagé. Les mystiques ne sont pas uniquement ceux auxquels il est de surcroît donné de raconter leur expérience. Si nombre de gourous sont (entre autres) d’habiles bateleurs, sans doute existe-t-il bien plus d’authentiques saints inconnus qui n’ont pas mission de témoigner mais n’en prient pas moins pour nous.
Gratuité sans absurdité
Une raison pour laquelle il ne faudrait pas mépriser la spiritualité qui s’affiche est que, là où sans elle les différences restent des barrières, elle offre une sorte de fraternité, dans la mesure où elle reconnaît du commun, même si c’est une notion d’origine indubitablement judéo-chrétienne. C’est vrai, bien sûr, dans les relations œcuméniques (y compris avec Israël toujours vivant) et aussi interreligieuses, et même avec les humanismes de tous plumages et ramages – tous ces échanges étant aujourd’hui plus vitaux que jamais. Ce qui, au bout du compte, caractérise la spiritualité, c’est l’adhésion à une certaine gratuité, avec le sentiment irrésistible que, même si l’on ne la maîtrise pas, elle est loin d’être absurde.