Dans la solitude d’un petit appartement, un homme avait médité depuis quelques temps déjà de commettre un crime. Il savait sur qui, comment et quand il voulait perpétrer cet assassinat. Le jour venu, alors qu’il s’apprêtait à passer la porte de son appartement, son regard se posa par hasard sur le calendrier punaisé au mur à côté de la porte. « Tiens, c’est la fête de saint Vincent de Paul », se dit-il machinalement. Comme il mettait la main sur la poignée de la porte, il hésita : « Non, je ne peux pas faire ça aujourd’hui, il me regarde depuis là-haut, l’autre, avec ses pauvres. » Trois jours plus tard, ayant repris de l’assurance, il allait de nouveau sortir pour mettre à exécution son noir dessein, lorsqu’il vit inscrit sur le calendrier : « Saint Jérôme ». « Ah non, là je ne peux pas, c’est toute la Bible qui serait contre moi ! » Le lendemain, rebelote : « La petite Thérèse, qui a prié pour le criminel Pranzini ? Tant pis, ce ne sera pas encore pour aujourd’hui. »
L’efficace intercession de tous les saints
Et c’est ainsi que jamais le crime ne fut commis. Chaque jour, un saint empêchait cet homme de commettre l’irréparable. La simple lecture sur un calendrier du nom d’un seul de ces centaines de milliers d’enfants de Dieu éveillait dans l’âme pourtant bien sombre de cet homme une crainte religieuse, ou bien un sursaut d’humanité, peut-être même à la fin des fins, un élan de générosité et de bonté. C’est aussi simple que ça, la communion des saints que nous fêtons le jour de la Toussaint : les saints du Ciel intercèdent auprès de Dieu pour que puissions leur ressembler un peu. En leur ressemblant un peu, nous parvenons à ressembler un peu au Christ, qui nous livre son autoportrait dans le discours des Béatitudes.
Pour façonner progressivement en nous cette sainte et divine ressemblance, les saints du Ciel s’invitent discrètement dans nos existences. Bergson, philosophe juif agnostique mais fasciné par la sainteté chrétienne, l’avait compris : « Ils [les saints] ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister. Leur existence est un appel. » Savons-nous écouter cet appel que la vie des saints fait résonner dans nos vies ?
Qui sont-ils ces saints du Ciel ?
Mais au fait, qui sont-ils, ces saints du Ciel ? Sont-ils seulement ceux que nous voyons sur les vitraux de nos églises ? Non. Les saints sont la foule immense (Ap 7, 9) de ceux qui ont pris au sérieux le scandale de la Croix. Ils ont trempé leur vêtement dans le sang de l’Agneau (Ap 7, 14). Les saints, ce sont ces hommes, ces femmes, ces enfants, qui d’âge en âge éprouvent la morsure du mal, refusent son absurdité et brûlent de lui arracher autrui.
Le saint est cet être paradoxal qui n’est jamais plus singulier, jamais plus personnel, jamais plus original, que lorsqu’il est parfaitement conforme au Christ.
Avec cela, les saints sont des êtres ordinaires. Mais ils savent lire ce que l’Esprit saint a écrit en lettres de feu, en caractère indélébile, le jour de leur baptême : le nom de Jésus, et comme entrelacé avec le Saint-Nom du Sauveur, leur propre nom. Ces lettres écrites sur le cœur constituent une convocation : il faut toute une vie pour répondre à cet appel à la sainteté. Cet entrelacement du nom propre et du nom du Christ dessine une vocation : imiter le Christ jusqu’à lui ressembler de plus en plus, tout en demeurant éminemment singulier. Le saint est cet être paradoxal qui n’est jamais plus singulier, jamais plus personnel, jamais plus original, que lorsqu’il est parfaitement conforme au Christ. C’est d’ailleurs le propre de l’amitié : une fidélité entière dans une liberté entière.
Et les saints de la Terre ?
Voilà pour les saints du Ciel. Mais les saints de la terre, alors, qui sont-ils ? Bernanos répond : « C’est vous, chrétiens, que la liturgie de la messe déclare participants à la divinité, c’est vous, hommes divins, qui depuis l’Ascension du Christ êtes ici-bas sa personne visible. » C’est la mission du chrétien, et c’est la mission du saint : rendre le Christ visible pour tous les hommes, ouvrir une brèche dans le Ciel. Il ne suffit pas de prêcher le dogme et la morale par des mots. Certes, il faut parler : « c’est de nous qu’il dépend que la parole éternelle retentisse ou ne retentisse pas. » Mais les mots ne suffisent pas. C’est toute notre vie qui doit être le dogme incarné, la morale vécue, un pur reflet de la vie divine.
N’est-ce pas là trop sublime, trop grand, pour nous qui sommes si faibles et si petits ? Oui, bien sûr, c’est trop sublime et c’est trop grand ! Mais d’abord, la douleur de ne pas être à la hauteur de notre vocation est déjà le premier pas vers la sainteté. Si nous ne savions que regretter, dans les larmes, de ne pas être des saints, nous serions déjà un peu saints. Et puis, cette impuissance à nous conformer à notre vocation nous oblige à nous tourner vers Jésus. La sainteté, c’est impossible ? Oui, pour les hommes c’est impossible. Mais pour Dieu rien n’est impossible. Alors il faut demander. Il faut désirer la sainteté. Désirer la sainteté n’a rien d’orgueilleux, puisque nous savons qu’un tel désir ne peut être exaucé que par une grâce imméritée.
Le trésor des baptisés fidèles
La sainteté, voilà la véritable aventure ! Non pas un exploit individuel, mais une épopée communautaire. Si chacun est saint au terme d’une réponse personnelle à l’appel du Christ, cette réponse n’est possible qu’en raison de la communion des saints. Si je crois, si j’espère, si j’aime, c’est parce que d’autres autour de moi, au Ciel et sur la terre, me tendent la main. Si je crois, si j’espère, si j’aime, c’est parce que l’Église du Ciel et de la terre met dans la balance tout le poids accumulé au long des âges, tout le poids des actes de foi, d’espérance et de charité posés par les plus humbles chrétiens. Ma liberté ne penche du côté de Jésus que par la fidélité de tous les baptisés, ce trésor dans lequel je puise. Voulons-nous être des saints ? Regardons le calendrier punaisé sur le mur de notre appartement. Ça nous empêchera peut-être de commettre un crime. Ça nous donnera peut-être l’élan nécessaire pour être fidèle à notre vocation. Et s’il n’y a que 365 jours dans l’année, rien ne nous interdit d’ajouter notre propre nom au calendrier des saints. Après tout, pour Dieu, 1000 ans sont comme un jour, et un jour est comme 1000 ans, il y a donc de la place pour tout le monde dans notre Église qui est l’Église des saints.