« Qu’allons-nous devenir ? ». On imagine combien la question oppressait les passagers du Titanic lorsqu’ils entendaient les dernières notes funèbres d’un quadrille bientôt englouti par le silence glacial d’une nuit froide et morte. Chacun, à notre tour, nous pouvons faire l’expérience de ce vertige de la désespérance qui semble nous absorber et nous faire chavirer. Devant la maladie, le deuil, le rejet : tous ces moments où l’on estime qu’il n’y a plus de possible, où la tentation saisit de débrancher et de se laisser glisser. Mais, fort heureusement, la lumière d’un regard, d’une rencontre, d’un souvenir ou d’un espoir parvient à dissiper des ténèbres qui se targuaient quelques secondes plus tôt d’être définitives et qui se révèlent une fois encore vulnérables.
« Ils devraient rester chez eux »
N’y a-t-il plus de place décidément en ce temps et sur cette terre pour ce regard, cette rencontre, ce souvenir ou cet espoir porteurs de lumière ? Sommes-nous donc tous condamnés à nous laisser ensevelir dans la mélasse poisseuse et glauque de l’étouffement annoncé ? Faut-il que nous soyons devenus collectivement bien piteux pour nous laisser hypnotiser par des thèmes aussi irréels qu’un « grand remplacement » annoncé. Faut-il que nous ne croyions plus en nous-mêmes et en ce qui nous a pétris, façonnés, élevés, pour imaginer que la présence de quelques-uns suffirait à annihiler tout cela ?
Les soupirs exaspérés de quelques nobles vieillards lors des messes dominicales devant les cris et les pleurs de bébés bercés avec angoisse par de jeunes parents terrorisés des regards furieux qu’on leur jette alors, m’ont poussé plus d’une fois depuis un quart de siècle, à chercher à raisonner ceux qui en étaient les auteurs. Jusqu’au jour où l’un d’eux acheva tout débat d’un sentencieux : « Ces bébés, ils devraient rester chez eux. » Il est vrai que la prière et la célébration eucharistique sont choses trop sérieuses pour qu’on laisse s’en approcher des petits enfants. Il a l’air certain de la justesse de sa théorie, tellement qu’autour d’autres hochent la tête en approuvant, silencieux, celui qui a eu le « courage » de dire haut et fort ce qui doit être dit. Mais faut-il qu’il ait perdu le sens de Celui qu’il est venu célébrer pour parler ainsi… au point de confondre une liturgie de vie avec un silence de cimetière !
Pourquoi avoir peur ?
Il en va de même pour notre société où l’on nous répète sans cesse que nous marchons tous vers le chaos et où de plus en plus commencent à le croire. Désespérants de tout, la peur nous envahit et nos oreilles ne s’ouvrent plus qu’aux sirènes qui la nourrissent, prêts à gober toutes les fadaises, à porter crédit à toutes les rodomontades. Nous nourrissant d’une propagande qui flatte nos penchants, refusant toute lecture en sens contraire, nous ne discutons plus mais nous invectivons. Nous nous gorgeons jusqu’à la nausée de la certitude que tout est foutu, d’autant que ceux qui nous le martèlent ne proposent rien d’autre qu’une violence supplémentaire pour contrer celle qu’ils veulent dénoncer. Nous pensons voir venir le drame au loin, guettant l’ennemi depuis nos murailles mais ne voyant que de frêles silhouettes portant quelques bébés. Nous renforçons notre vigilance au point d’en être exténué mais nul assaut n’est donné.
Et si, au lieu de nous laisser fasciner et apeurer par ce qui nous est étranger, nous prenions plutôt soin de revenir en nous-mêmes, y déceler ce qui nous a fait perdre la confiance en nous et notre désir de vivre ? Nous pouvons craindre une autre religion mais alors pourquoi renier notre foi ? Nous pouvons redouter toute forme de métissage, mais sommes-nous si fiers de ce que notre culture produit aujourd’hui ? Nous pouvons trembler devant les enfants des autres, mais alors pourquoi nous-même hésitons-nous tant à en avoir ?
Le choix de la barque qui ne coulera pas
Nous pouvons toujours rêver une fin de l’histoire mais le monde continue de tourner. Et cette marche-là, nul ne peut l’enrayer sinon en prenant le risque de tout détruire. Nous devons, bien plutôt, l’accompagner, forts de nos rêves et de notre espérance afin que ce mouvement dont nous n’avons pas la maîtrise puisse porter du fruit et du fruit en abondance. Il y a pour ceux qui lisent l’Évangile et y puisent une eau vive, cette énigme du péché irrémissible, celui dont Jésus nous dit qu’il est « contre l’Esprit Saint ». Chacun y va de son exégèse, cherchant à mieux l’identifier pour tenter de l’éviter. N’est-il pas tout simplement le fait de ne plus vouloir espérer, et de se replier alors dans les bras du démon qui nous murmure des paroles et des gestes violents en les justifiant par une sagesse bien humaine, qui nous pousse ainsi à chercher notre salut dans les actes de mort ? Nous avons donc le choix de nous croire à bord de ce paquebot si luxueux, où les hommes sont divisés selon leurs richesses et leurs cultures, où le capitaine se vante d’être au long cours avant que tous ne sombrent. Ou affirmer que nous sommes sur une barque de pécheurs, capable d’accueillir sans limite sans s’enfoncer vraiment. Barque agitée par les flots de l’histoire mais qui ne coulera pas car elle est assurée par l’Homme qui parfois semble dormir mais dont le cœur ne cesse de veiller et de guider les cœurs de ceux qui s’attachent à lui.