Le 16 septembre 2002, le cardinal François-Xavier Nguyen Van Thuan meurt à Rome des suites d’un cancer. Si ce prélat vietnamien a été déclaré vénérable en 2017, c’est d’abord parce que, dans des circonstances spécialement douloureuses, tout au long de sa vie, surmontant ses sentiments humains, il a su pardonner à ses ennemis, quoiqu’il lui en coûte.
Thuan, beau prénom vietnamien signifiant « Soumission » à Dieu, est né à Hué le 17 avril 1928, dans une famille mandarinale. Son grand-père maternel, Ngo Dinh Kha, a longtemps dirigé les affaires impériales –bien que catholique ce qui est une tare aux yeux de beaucoup– avant d’être évincé du pouvoir en raison d’un nationalisme qui déplaît aux autorités françaises.
Une famille de princes résistants
Les oncles maternels de Thuan, qui occupent tous de hautes fonctions dans l’administration indochinoise, prennent le relais. Clandestinement ou ouvertement, tandis que l’occupant japonais soutient les partisans de la lutte anticolonialiste, ils animent la résistance, non seulement à la présence française, mais aussi à la menace grandissante que représentent les communistes. À ce titre, lorsqu’en 1945, les partisans de Ho Chi Minh s’emparent du pouvoir, la famille Ngo Dinh se retrouve en première ligne. Le 31 août, les communistes arrêtent l’aîné du clan, Ngo Dinh Khoi, et avec lui, son fils unique, Huan, un adolescent de 16 ans, et le cousin le plus proche de Thuan. Des semaines durant, leurs proches, ravagés, restent sans nouvelles des deux disparus. Fin septembre, la nouvelle tombe, horrible mais prévisible : Khoi et son fils ont été exécutés ; non pas fusillés, comme on le dira dans un premier temps, mais enterrés vifs.
L’impossible pardon
À cette époque, quelques mois séparent encore Thuan de son entrée au grand séminaire. Elle doit concrétiser son aspiration la plus profonde : devenir prêtre. L’assassinat de son oncle et de son cousin, le choc terrible qu’il en éprouve, vont soudain remettre en cause, avec une rare violence, cette vocation juvénile, pourtant profondément enracinée et pour laquelle, depuis son entrée, à quatorze ans, au petit séminaire, l’adolescent a déjà consenti à tant de sacrifices. Bouleversé, révolté, fou de douleur, Thuan n’aspire plus qu’à la vengeance. Conscient d’enfreindre la loi du Seigneur, incapable de pardonner ce qu’il juge au demeurant impardonnable, il envisage, désespéré, de rentrer dans le monde, n’étant plus digne du service des autels car, encore moins qu’un autre chrétien, un prêtre ne doit haïr.
À force de volonté
À la chapelle, pendant l’oraison, à laquelle il s’applique malgré tout, une voix se fait entendre. Il reconnaît qu’elle est celle du Christ : « François, chez Moi, le pardon, ce n’est pas une option. » Déchiré, le garçon se réfugie dans la prière, suppliant Notre-Dame de l’aider. Le secours vient sous la forme d’une biographie d’un martyr de la Cristiada, le Père Miguel Pro, fusillé au Mexique en 1927. L’exemple du jeune jésuite mexicain, et les exhortations de sa propre tante Hoa qui le supplie de pardonner, comme elle-même pardonne aux meurtriers de son époux et de son fils unique, arrachent Thuan à ses démons. Il parvient, à force de volonté, à traverser l’épreuve. Il l’ignore, mais cette question de la miséricorde reviendra, récurrente, tout au long de sa vie.
Le 2 novembre 1963, alors qu’il est devenu prêtre et supérieur du petit séminaire de Hué, l’abbé Thuan est réveillé par une nouvelle atterrante : un coup d’État, la nuit précédente, a fait tomber le régime saïgonnais. Le président Diem et son frère, le ministre de l’Intérieur Nhu, se seraient suicidés pour ne pas tomber aux mains des insurgés.
Diem et Nhu sont, eux aussi, les oncles maternels de Thuan et, même s’il n’a pas toujours été d’accord avec leurs choix politiques, et qu’il n’a jamais hésité à le leur dire, il les aime énormément. Leur mort serait déjà dure à accepter en soi mais la pensée que ces hommes qu’il chérissait, qu’il admirait pour la profondeur de leur foi et leur dévouement à l’Église, aient pu se tuer, et, ce faisant, pris le risque de damner, en voilà plus que l’abbé Thuan ne peut supporter.
Mensonge d'État
En larmes, il arrive chez sa mère. Celle-ci sort d’un tiroir un document secret, la clausule, restée inconnue même de ses intimes, prouvant que le président Diem, pendant son exil, a pris l’habit monastique et prononcé ses vœux de religion au monastère bénédictin Saint-André de Bruges. Un monastère qu’il n’a quitté que pour sauver le Vietnam du Sud de la menace communiste, mais sans jamais manquer à son choix de chasteté et de pauvreté.
Ce document est, pour son neveu, la preuve irréfutable que ses oncles ne se sont pas tiré une balle dans la tête comme le prétendent les putschistes. D’ailleurs, très vite, ce mensonge d’État est révélé et il faut admettre, à demi-mot, que le nouveau gouvernement a liquidé Diem et son frère, avec la complicité active des autorités américaines. Ces dernières, malgré une implication personnelle de Paul VI, n’interviendront pas, en dépit des promesses faites, lorsque le gouvernement sud-vietnamien, fera fusiller, au terme d’un procès truqué, un autre oncle de Thuan, Can.
Cet acharnement contre sa famille, le refus des autorités d’avouer l’endroit où Diem et Nhu ont été enterrés, réveillent les démons de l’abbé Thuan. Accablé, il se rend compte que lui, directeur de conscience et confesseur réputé, est incapable d’appliquer les conseils qu’il donne à ses dirigés lorsqu'il est confronté à une épreuve personnelle ravageante mais contre laquelle il possède toutes les armes spirituelles nécessaires. Il ne peut pardonner, ni aux putschistes ni aux Américains.
L'épreuve des ténèbres intérieures
Pendant des mois, Thuan sombre dans des ténèbres intérieures qu’il tente de dissimuler mais qui le conduisent au bord du désespoir, voire de la folie tant il est poursuivi par un sentiment d’intolérable injustice. Grâce à l’exemple de sa mère, Élisabeth, il parviendra, au terme d’une lutte incessante et terrible, aidé par la restitution des corps de ses oncles, à dépasser cette colère destructrice et à pardonner. Mieux encore, devenu évêque de Nha Trang, il va œuvrer, de tout son pouvoir et de toute son influence, qui sont grands, à panser les plaies de son pays. Il va travailler à rapprocher la minorité catholique accusée d’avoir soutenu Diem de la majorité bouddhiste, reprendre des relations avec les aumôniers américains et nouer avec eux des relations fraternelles.
Lorsque, à l’été 1975, après la chute du Sud-Vietnam, Thuan est arrêté comme « agent du pouvoir occidental et valet du capitalisme » –en réalité parce que le nouveau pouvoir communiste n’accepte pas qu’il devienne coadjuteur de Saïgon– il est mûr pour la voie de sainteté exigeante sur laquelle Dieu va le conduire durant les treize années terribles de captivité qui vont lui sembler interminables.
En exil, mais libéré
Lorsqu’il est libéré, le 21 novembre 1988, au terme d’épreuves qu’il n’aurait pu supporter sans la grâce divine manifeste, chacun le tient pour un confesseur de la foi éprouvé. Lui seul sait, qu’il lui reste des failles au fond de lui-même : des rancunes, des susceptibilités, de l’orgueil. Ainsi en veut-il encore, malgré tout, aux Américains, pour leur rôle dans la mort de ses oncles et l’effondrement du régime. De même, il se refuse – pour des raisons qu’il juge excellentes, et d’abord la crainte, s’il le faisait, de ne plus jamais pouvoir revenir au Vietnam– à démissionner de ce poste de coadjuteur de Saïgon dont il sait qu’il ne pourra jamais l’occuper. Lors d’un séjour en Australie, sa mère, presque centenaire mais qui n’a rien perdu de sa clairvoyance et de ses exigences morales, lui montre ce qui ne va pas. Thuan se soumet et renonce à ses dernières faiblesses humaines.
Il achèvera ses jours en exil, banni du pays qu’il aimait si profondément, mais libéré, une fois pour toutes, de tout sentiment de haine, d’orgueil, de rancœur, enfin et définitivement conformé à la volonté de Dieu sur lui.