Le Cantique des cantiques est un dialogue d’amour d’une beauté incomparable. Dans le magistral commentaire qu’il en fit, Dom Jean de Monléon (1890-1981), moine bénédictin, s’appuyant sur l’enseignement des Pères de l’Église, rappelle que les Juifs l’ont qualifié ainsi parce que le superlatif dans leur langue exprime la transcendance. Ainsi, le lieu le plus saint du temple est nommé "le Saint des saints" ; le Messie attendu devait être "le Roi des rois" et le "Seigneur des seigneurs". Il y a bien d’autres cantiques dans la Bible mais celui-ci les surpasse tous. Il ne ressemble pourtant pas à une prière. Dieu n’y est pas nommé formellement, une seule fois, et il met en scène l’amour entre un homme et une femme avec une sensualité et des mots que l’on cache habituellement aux âmes pieuses. Il faut considérer, par-dessus tout, le sens mystique du texte. La tradition juive est aussi affirmative que la tradition catholique sur ce point. Les Juifs voyaient dans ce cantique, l’union conclue au Sinaï entre Dieu et leur nation élevée au rang d’épouse. "La tradition catholique a suivi la même voie mais en substituant l’Église à la Synagogue." Ce chant d’amour humain est aussi un reflet de l’amour brûlant de Dieu pour l’humanité malgré toutes ses infidélités. La vigne et le vin occupent une place de choix dans le texte. L’épouse est comparée à une vigne, et l’époux, au cellier dans lequel l’ivresse de l’amour supplante celle du vin.
Voici quelques morceaux choisis suivis de courts commentaires :
Le raisin de Chypre était réputé pour ses grappes énormes et le vin que l’on en tirait comptait dans l’Antiquité, parmi les crus les plus réputés. Engaddi est une oasis d’une beauté époustouflante située sur la rive occidentale de la mer Morte. Elle contraste avec l’austérité du désert de Judée et la sombre étendue de la mer Morte, miroir d’eau sans vie que ne sillonne aucun bateau et que ne survole aucun oiseau. Couverte de palmiers, de vignes et d’herbe grasse, elle semble être une survivance du jardin d’Eden où viennent paître les troupeaux et où les hommes trouvent un havre de paix. Le vin d’Engaddi exprime la beauté et la richesse du lieu. Il est doux, tendre, suave et réconfortant comme l’Époux, même si l’amour de celui-ci est encore meilleur.
Le cellier est la pièce où l’on conserve le vin. C’est un lieu empli de paix et de sérénité, protégé des agressions extérieures et des turpitudes du monde. Il abrite dans sa fraicheur et sa pénombre le meilleur des nectars. Isolée du monde avec son bien-aimé, l’épouse est plongée dans une sorte d’ivresse mystique. Les âmes qui veulent marcher sur les traces de l’épouse doivent apprendre, elles-aussi, à s’isoler, l’esprit dégagé de tout souci pour ressentir à leur tour, dans un face à face avec Dieu, la force de l’amour.
Tous les êtres vivants sont tiraillés entre les effets contradictoires de la force magnétique de la terre et de la force cosmique du soleil. Les Grecs distinguaient les plantes dionysiennes qui montrent une puissante prédilection pour les forces d’attraction terrestre et les plantes apolliniennes attirées par le soleil qui ne font que monter vers le ciel. Le blé appartient à ce dernier type ce qui explique comment sa tige aussi fine, puisse monter si haut tout en défiant le vent. La vigne, comme toutes les plantes, est partagée entre les deux forces d’attraction mais elle est l’archétype des plantes dionysiennes qui reçoivent dans leurs racines une formidable puissance, capable de percer en profondeur les sols les plus durs et les plus pauvres. Par ce lien excessif avec les forces terrestres, la vigne est presque incapable d’accomplir par elle-même la moindre ascension vers le haut. À la fin du printemps, la vigne fait des efforts démesurés pour s’élancer en l’air alors que la gravité la tient captive. C’est un phénomène que l’on ne peut pas observer sans émotion comme si la vigne avait une nostalgie solaire.
L’humanité qui conserve la nostalgie du jardin d’Eden.
Les fleurs de la vigne sont la plus belle manifestation de cette nostalgie. Elles sont modestes, timides, cachées au milieu de la plante, mais elles génèrent pendant quelques jours un parfum extraordinairement subtil qui monte des rangs de vigne et embaume à plusieurs mètres à la ronde, signe que la vigne conserve malgré son état fortement terrestre un lien avec le monde solaire. Comment ne pas associer ce caractère de la vigne à celui de l’humanité qui conserve la nostalgie du jardin d’Eden ? L’homme qui subit les effets pesants de la matière porte aussi son regard vers le Ciel, vers Dieu et dans les moments où il parvient à se détacher de la terre, il rayonne la joie et le bonheur, comme la vigne son parfum. C’est ici que nous revenons aux versets du Cantique des cantiques. L’hiver qui anesthésie les sentiments a pris fin, la pluie qui refroidit les ardeurs a cessé de tomber, le soleil qui réchauffent les cœurs, luit. C’est le moment où le parfum de la vigne en fleur rend l’atmosphère aérien, propice à l’expression de l’amour et à la fusion des âmes : "Lève toi mon amie, ma belle et viens."
L’apparition de la fleur est un épisode émouvant. L’été est proche et les promesses du futur millésime sont là, présentes dans ces fleurs minuscules. Le parfum qu’elles exhalent, agit comme un baume. Pour le vigneron, c’est une récompense après les durs travaux de l’hiver et du printemps, un message de reconnaissance qui ravit celui qui a pris soin de sa vigne. Il savoure cet instant plein d’espérance. Dans cent jours, les raisins seront mûrs. Il prend le temps d’une pause pour contempler sa vigne avec tendresse et en respirer le parfum. Cette beauté séduit ses sens mais le touche jusqu’à l’âme. Le moine-vigneron comprend dans cet instant fugace combien la Création est riche d’un luxe accessible aux plus humbles et aux plus pauvres. Il y voit le visage de Dieu ; il entend sa voix.
Les moyens modernes de diffusion des images représentent la femme comme un objet de jouissance. Les esprits sont tellement pervertis qu’ils ne savent plus voir la beauté des corps avec les yeux de la pureté, avec les yeux de Dieu. Le pape Jean Paul II affirme que "dans la lumière qui vient de Dieu, le corps humain conserve lui aussi sa splendeur et sa dignité. Si on le sépare de cette dimension, il devient d’une certaine manière un objet, facilement avili, puisque ce n’est qu’aux yeux de Dieu que le corps humain peut rester nu et découvert et conserver intactes sa splendeur et sa beauté". Le Cantique des cantiques est par excellence le poème qui décrit le corps de la femme éclairé par la lumière de Dieu. Nous en avons là un exemple. On peut voir dans le modèle parfait de cette coupe, le cœur de la Très Sainte Vierge Marie : "C’est une coupe sans défaut, admirablement travaillée, où l’on trouve le vin du divin Amour, vin qui donne la vie et la vraie joie. Et une coupe inépuisable, quand même tous les pécheurs de la terre viendraient s’y abreuver, elle serait toujours pleine." L’auteur parle d’un vin aromatisé ce qui n’a rien de surprenant car dans l’Antiquité on introduit dans le moût des aromates destinés à relever le goût et à gommer les défauts : thym, cannelle, fleurs, plantes, épices…
L’Épouse, image de l’Église, ne donne pas seulement le lait réservé aux nourrissons et aux enfants, mais un vin généreux et puissant qui fortifie et enivre d’amour tous ceux qui y goûtent. La bouche représente la prédication, la bonne parole des saints comparée à un vin excellent par ses vertus.