Du haut de son mètre quatre-vingt, le père Michel Briand tranche avec l’environnement de la gare Montparnasse dans laquelle nous le retrouvons en cette pluvieuse fin du mois de juillet. Cheveux mi- longs, barbe blanche et lunettes rondes, on devine derrière son masque un sourire large et facile. Avec sa croix en bois autour du cou, ses robustes chaussures de marche et sa grosse valise, le père Michel Briand a tout de l’homme de passage. Il arrive tout droit de Bretagne où il a passé quelques semaines au centre de la Société des prêtres de Saint-Jacques dont il est membre et sera, dès le lendemain, dans un avion pour Haïti, le pays dans lequel le missionnaire vit depuis 36 ans. "C’est une histoire d’amour", répond-t-il lentement quand on lui demande pourquoi il y retourne une nouvelle fois. Car des épreuves sur place, le père Michel Briand en a traversé.
Menacé de morts à plusieurs reprises dans les années 1990 – des hommes ont même tiré sur le presbytère dans lequel il dormait –, il était également avec les Haïtiens lors du terrible séisme de 2010. Agressé physiquement alors qu’il sortait de la banque quelques années plus tard, il a reçu deux balles dans le ventre, le père Michel Briand a finalement été kidnappé en avril 2021 par un gang armé. Il a passé près de trois semaines en captivité, avant d’être libéré. Un événement qui l’a fortifié dans sa foi, dans sa mission et dans sa conviction : "Tant que l’on n’aime pas, on ne peut pas pardonner. Et c’est quand on pardonne que l’on se sent libre dans son cœur et dans son corps". Entretien.
Aleteia : Que s’est-il passé lors de votre enlèvement le 11 avril 2021 à Port-au-Prince ?
Père Michel Briand : Nous étions dix ce jour-là et nous devions aller à l’installation d’un de nos confrères prêtres. Sur le parcours, nous avons été interceptés par un gang d’une vingtaine de personnes bien armées. Ils nous ont ensuite fait entrer dans un chemin de terre. Il y avait entre cinq et huit voitures les unes derrières les autres. Après nous avoir dépouillé de tous nos biens (téléphones, argent…), le chef du groupe, surnommé "La mort sans jour", a pris le volant pour nous conduire là où nous avons été retenus en otage. On pensait dans un premier temps qu’ils allaient nous libérer très vite, comme cela avait déjà été le cas auparavant. Mais quand ils ont vu qu’il y avait deux étrangers, ils se sont dit qu’il y avait certainement quelque chose à en tirer.
Le soir, au crépuscule, nous récitions le chapelet.
Comment s’est déroulée votre vie en captivité ?
Nous avons été bien traités. Ceux qui nous gardaient ont été bienveillants à notre égard. Tout ce que nous demandions, ils ont essayé de nous le fournir, que ce soit de l’eau, du dentifrice, des draps… Tout le temps qu’a duré la détention, nous avons communiqué avec nos geôliers qui étaient d’anciens détenus, évadés ou libérés, et qui étaient là pour faire un petit job, pour gagner assez d’argent afin d’entretenir leur famille. Ce n’était pas le cas du chef qui employait un langage très dur à notre égard, certainement pour montrer son autorité.
Comment viviez-vous votre foi ?
Rapidement nous avons essayé de vivre entre nous de manière positive et de témoigner d’une grande solidarité envers les personnes du groupe pour lesquelles cette épreuve était d’autant plus difficile. Cela est passé par une bienveillance et une attention toute particulière à ne pas se montrer hostile avec des paroles désobligeantes. Nous avons aussi pris le temps de prier ensemble. Nous faisions de temps en temps le bréviaire mais de mémoire car nous n’avions pas le livre entre nos mains. L’une d’entre nous avait la Bible et nous nous en sommes servis pour lire les psaumes tous ensemble. Nous avons lu les évangiles et un soir l’une des otages a même chanté la passion de saint Jean. C’était tout simplement magnifique. Le soir, au crépuscule, nous récitions le chapelet. Nous sentions au fil des jours que rien ne nous arriverait. Non seulement les geôliers nous sécurisaient en nous disant que rien de grave ne nous arriverait mais nous le sentions dans notre for intérieur.
Cela a donc été facile de prier tout au long de votre captivité ?
Oui. Il y a eu un incident néanmoins. Un jour un des gardiens m’a pris la Bible des mains. Je lisais Jérémie. Je n’ai pas réagi, en me disant qu’il en avait peut-être besoin pour sa conversion. On a cru comprendre dans ce geste qu’il pensait que nous agissions contre eux, qu’on se servait de la Bible pour les déstabiliser et mener une action contre eux. Trois jours après ils nous ont rendu la Bible.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?
Le plus dur a été le manque de liberté, le fait de savoir que sa vie est entre les mains de quelqu’un d’autre. Au fil des jours, nos kidnappeurs nous ont fait vivre un jeûne de plus en plus dur en restreignant la nourriture entre nous. Les derniers jours nous n’avions presque plus rien à manger. Parmi les six que nous étions vers la fin, deux étaient diabétiques. Un gardien nous a demandé ce qu’il pouvait faire pour nous et nous lui avons demandé une soupe. Le lendemain il nous en a apporté une que nous nous sommes partagés. Le jour d’après, une autre personne est venue en moto et nous a demandé comment on allait et la scène s’est reproduite une nouvelle fois avec une soupe de vermicelle. Le troisième jour, veille de notre libération, il est revenu afin de nous donner une soupe et des bananes. Ces personnes ont été des Simon de Cyrène qui se sont portés à notre secours. En nous donnant à manger, ils nous ont aidé à porter notre croix.
Un passage de la Bible vous a-t-il particulièrement accompagné pendant cette épreuve ?
Oui, j’ai beaucoup pensé à l’attitude de Jésus par rapport à ses agresseurs, à ceux venus lui faire violence. Comment se comporter pour ne pas entrer dans cette provocation de violence que l’autre nous impose ? Comment avoir constamment une parole aimante, bienveillante envers la personne qui nous agresse ?
On ne peut pas pardonner quelqu’un si on ne découvre pas l’amour de Dieu en nous pour pouvoir l ’aimer.
Alors, comment faire ?
Par la paix et l’amour. Avant que nous soyons libérés, nous avons tous demandé dans nos prières, à chaque fois, à Dieu de pardonner nos agresseurs. On ne peut pas pardonner quelqu’un si on ne découvre pas l’amour de Dieu en nous pour pouvoir l ’aimer. Aimer quelqu’un, c’est arriver à faire cette démarche de pardon. Tant que l’on n’aime pas, on ne peut pas pardonner. Et c’est quand on pardonne facilement que l’on se sent libre dans son cœur et dans son corps. C’est en tout cas ce que j’ai personnellement vécu. Je n’ai jamais eu peur ou de crainte malgré le contexte.
Y a-t-il eu un moment particulièrement fort lors de votre captivité ou au moment de votre libération ?
Notre libération est arrivée par surprise, en pleine nuit. Et c’est là, au moment où on allait se séparer de nos ravisseurs, qu’un des chefs nous a fait une accolade en nous demandant de prier pour eux. Quelle surprise ! Je lui ai répondu que ce n’était pas à partir d’aujourd’hui – jour de notre libération – que nous allions prier pour eux mais que nous prions pour eux depuis le début de notre captivité. Chaque fois que l’on a prié, on l’a autant fait pour eux que pour d’autres personnes souffrantes.
Votre foi a-t-elle été renforcée par cette épreuve ?
Oui je le pense. Il y a d’abord le fait de se sentir protégé. J’ai eu plusieurs incidents dans le passé à Haïti et quand je fais la lecture de l’ensemble de ces événements je le sens. En 1994-1995, on avait tiré des rafales dans le presbytère où je vivais. Il s’agissait d’une mise en scène pour me faire peur. Puis quelques années plus tard, il y a eu le tremblement de terre de 2010 que j’ai vécu au milieu de la population. Nous avons passé une première nuit dehors ensemble dans un espace restreint où rien ne pouvait nous tomber dessus. Dans les semaines qui ont suivi, nous dormions à la belle étoile dans la rue. Plus tard, à la sortie d’une banque, on m’a tiré deux balles dans le ventre pour me prendre l’argent que je venais de retirer. Et puis maintenant ce rapt. Cela conduit à relativiser le sens de la vie. Être dépouillé comme lors du tremblement de terre, lorsque l’on m’a tiré deux belles et que j’ai manqué de mourir puis le rapt… Oui, j’ai vécu le dépouillement total, de tout bien matériel. Et cela m’a permis de voir l’Essentiel. Cet essentiel c’est ce qui peut nous habiter dans notre cœur. Notre cœur devient la seule et unique richesse de vie. Et je l’ai ressenti, je l’ai vécu et c’est cela qui apporte la joie de vivre, bien plus que de chercher à posséder les biens de la terre. Le tout est d’être aimé, de se sentir aimé et de pouvoir aimer de la même manière. Aimer devient une force qui permet de combattre toutes les difficultés, les épreuves…
Pourquoi retourner à Haïti une nouvelle fois après 36 ans ?
Haïti est un pays très dur. La peur se vit, se voit, se sent. C’est un pays d’autant plus dur que les conditions dans lesquelles vivent les Haïtiens nous agressent : mendicité, sollicitations incessantes... Et on n’y voit pas d’issue ! Les habitants sont victimes d’une société où les individus n’ont plus de valeur. Mais c’est aussi une histoire d’amour. Ce n’est pas l’agent qui sauvera le pays mais l’amour. Si les Haïtiens peuvent mettre de l’amour dans ce qu’ils sont et ce qu’ils font ils pourront faire des merveilles. À Haïti, tout le monde voudrait quitter le pays. Le rêve de chacun est d’avoir un visa et de partir ailleurs. Alors, voir quelqu’un qui a la possibilité de partir mais qui choisit de venir et de revenir à chaque fois les frappe ! Je reviens car je veux témoigner de cet amour et de cette espérance que les choses peuvent changer s’ils décider de changer.