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Par les temps qui courent, il est sans doute difficile d’être joyeux. Les complications, les soucis (pour soi-même et pour les autres) et l’adversité ne laissent que de trop rares et brefs répits. Et l’absence provisoire de pression, comme pendant des vacances, n’est pas encore la joie, laquelle ne se limite pas au bien-être anesthésiant ni aux plaisirs que l’on peut se donner. Or, pour le chrétien, la joie n’est pas exceptionnelle, ni accordée au hasard par un Dieu capricieux, et elle n’est même pas facultative. C’est un paradoxe à ne pas esquiver.
Dans son grand discours après son dernier repas avec ses disciples, tel que le rapporte saint Jean dans son Évangile, Jésus leur parle de sa joie, afin qu’ils y aient part, et non pas un peu — par exemple, juste assez pour leur redonner le moral —, mais complètement, à la perfection (Jn 15, 11 ; 17, 13). C’est ahurissant, car il n’ignore pas ce qui va lui arriver et qui n’a vraiment rien de réjouissant. Il les a en fait déjà prévenus qu’ils suivront le même chemin que lui : ils seront dans la peine avant d’être dans la joie (Jn 16, 20 et 22) en le retrouvant ressuscité.
La joie n’invite pas la raison à démissionner ; elle la stimule au contraire.
La leçon à tirer est double. D’une part, cette joie est le propre de Dieu, comme ce qui est vécu au sein de la Trinité. Elle fait tressaillir le Christ sous l’action de l’Esprit saint et lui inspire de rendre grâce à son Père (Lc 10, 21). D’autre part, elle s’éprouve en ce monde en union avec le Fils fait homme, non pas en escamotant les épreuves et la mort, mais en les traversant à sa suite. Jésus crucifié reste le Fils éternel et rouvre à l’humanité l’accès à la joie qu’elle avait perdu en préférant le plaisir que l’on prend à l’abandon de soi au Père afin de pouvoir se donner avec et comme lui et ainsi se recevoir pleinement.
Il est remarquable que ce qui réjouit Jésus, c’est que ce ne sont pas "les sages et les savants" qui découvrent le secret de la béatitude, mais les simplets, ceux qui pleurent, les cœurs purs, les persécutés qui ne pensent même pas à se venger (Mt 5, 3-12) : en écoutant, regardant et imitant Jésus, ils voient le Père (Jn 14, 9), reçoivent l’Esprit consolateur (Jn 14, 16-26 ; 15, 26 ; 16, 7-13) et ont part à la joie vécue en Dieu. Il en ressort que la joie chrétienne a quelque chose de foncièrement enfantin. Ce n’est bien sûr pas une affaire d’âge, et bien plutôt une attitude filiale de confiance, dans le renoncement à la domination, à la maîtrise et au contrôle — mais pas à l’intelligence. Car la joie n’invite pas la raison à démissionner ; elle la stimule au contraire. Et la liberté n’a pas à abdiquer, car elle s’épanouit en étant affranchie de la peur de se perdre, puisqu’en se remettant à la disposition du Donateur, elle s’associe à sa générosité qui ne répond à aucune nécessité d’auto-préservation.
Ici se révèle la gratuité de la joie. Elle signifie que le bénéficiaire ne la mérite pas par ses seules vertus, mais non qu’il resterait passif ni que tout cela serait arbitraire, voire absurde. La joie vient dans l’exercice de la liberté donnée de se donner à son tour. Il y a là une dynamique qui peut être analysée, une logique discernable et une cohérence entraînante, qui n’ont néanmoins rien d’un enchaînement inexorablement mécanique.
Il y a cependant plus encore. Car ce n’est pas une sensation que l’on pourrait inscrire dans sa mémoire, avec la possibilité de la reproduire à volonté, en suivant la recette appropriée. Certes, la méditation sur la Création et la Révélation, la contemplation, la disponibilité créent des conditions favorables. Mais la joie reste un don d’une gratuité qu’aucune demande ou procédure ne peut produire. Elle surprend toujours, parce que même si elle est désirée, elle dépasse l’attente. Elle vient à l’improviste, bouscule et transporte. C’est la découverte enfantinement émerveillée d’un espérable insoupçonné, l’expérience d’avoir déjà réellement part à la vie éternelle, même si ce n’est pas encore de façon définitive, puisque l’Histoire n’est pas achevée et ne le sera qu’au retour du Christ à la fin des temps.
"Surpris par la joie" est un titre deux fois célèbre en littérature anglaise. C’est d’abord le début d’un sonnet souvent cité et étudié de William Wordsworth, un des principaux romantiques. Le texte est déconcertant, car le thème est finalement la tristesse et le deuil. Submergé par une allégresse dont il ne précise pas ce qui l’a motivée, le poète éprouve le besoin de la communiquer, mais s’aperçoit aussitôt que celle dont ce bonheur le rapproche et qu’il voudrait y associer n’est plus : sa toute petite fille morte l’année précédente. Émerge ici une autre des caractéristiques essentielles de la joie : c’est qu’il ne peut être question de la garder pour soi. Elle est fondamentalement partage : la joie est à la fois le moteur et l’expression de la communion, en Dieu qui en est la source — et aussi chez les créatures faites "à son image et à sa ressemblance" (Gn 1, 26-27).
C.S. Lewis, médiéviste universitaire, grand apologète chrétien du XXe siècle et auteur du Monde de Narnia, a également intitulé Surpris par la joie son autobiographie spirituelle jusqu’à sa conversion. Il y raconte comment, à partir de son adolescence, la nostalgie tenace de l’émerveillement qu’il lui est fugitivement arrivé de ressentir dans sa prime jeunesse l’a conduit à l’athéisme, puis aux sombres mythes des légendes nordiques, de là au déisme et finalement à la foi chrétienne, notamment grâce à des échanges avec son confrère et ami J.R.R. Tolkien, qui était en train d’écrire Le Seigneur des anneaux.
L’itinéraire de C.S. Lewis révèle encore deux dimensions de la joie. La première est qu’il s’agit d’une émotion esthétique : dans la gratuité des dons de Dieu, il y a de la grâce, une beauté ni contraignante ni contrainte — non pas une image figée, mais une réalité inépuisable, qui se renouvelle sans cesse et dont on se ne lasse jamais. Le second aspect de la joie que retient C.S. Lewis est qu’une fois qu’elle a été éprouvée, elle demeure indélébile dans la conscience, quels soient les tentations, les épreuves et les démentis. En chacun reste semée, prête à germer, la graine de joie de sa foi embryonnaire — celle de la première communion, peut- être, ou de la première réponse personnelle et confiante à l’appel de Dieu…
Il s’ensuit qu’en ce monde, les déconvenues et les douleurs n’abolissent pas plus la joie que celle-ci ne les rend illusoires. La Vierge Marie aide à le comprendre. L’ange ne l’engage pas à chercher la joie, comme si cela ne dépendait que d’elle, mais à la recevoir : "Réjouis-toi !" (Lc 1, 27). C’est un impératif ! Et le Magnificat lève un coin du voile du mystère : "Mon âme exulte en Dieu, mon Sauveur, car il s’est abaissé jusqu’à son humble servante" (Lc 1, 47-48). La joie déborde irrésistiblement de l’humilité qui conforme à l’abaissement dont l’ampleur se mesure à l’infini de Dieu qui se livre sans rien craindre ni esquiver.