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Pendant longtemps, il a semblé que l’Amérique avait adopté, adapté, développé la culture et la civilisation nées en Europe, si bien que l’universalisme conçu et exporté par le « vieux continent » avait désormais au « nouveau monde » son modèle et sa source, et se répandait irrésistiblement dans le monde entier. C’est sans doute en train de changer au XXIe siècle.
L’Amérique peu peuplée a été colonisée à partir du XVIe siècle par des immigrés européens, et un des États-nations qui se sont créés sur les principes établis en Europe a été une réussite particulière : les États-Unis, qui ont attiré des gens venus d’un peu partout, majoritairement de la même Europe, sous la domination ethnique, linguistique et religieuse (mais pluraliste) des premiers arrivants en nombre, originaires d’Angleterre. Ceux-ci obtiennent leur indépendance en se révoltant à la fin du XVIIIe siècle.
Pendant tout le XIXe siècle, malgré une guerre civile et non sans injustices, cette fédération d’États construit sa puissance économique et militaire, mais reste, au niveau culturel, une colonie. Cependant, la subordination s’inverse au XXe siècle. Les États-Unis participent, non sans réticences, à la Première Guerre mondiale et sortent triomphants de la Seconde. Ne reste, face à eux, que le bloc communiste qui a absorbé la moitié orientale de l’Europe et une bonne partie de l’Asie. Mais Russie et Chine divorcent vers 1960 et trente ans plus tard le marxisme-léninisme s’effondre. Rien ne semble plus alors s’opposer à vision américaine du monde.
Le mode de vie d’outre-Atlantique, symbolisé par l’automobile, Hollywood et Coca-Cola ou, plus abstraitement, la consommation de masse et l’avance technologique, avait déjà séduit l’Europe occidentale qui en dépendait pour résister aux ambitions de Moscou. Les Européens de l’Est sont désormais libres d’essayer d’imiter ce pays de cocagne qui fait rêver dans le monde entier. Mais alors qu’approche déjà le premier quart du XXIe siècle, ce leadership est contesté. Pas seulement de l’extérieur, par la Chine, la poussée de l’islam, la Russie qui ne se résigne pas à n’être plus qu’une puissance de second ordre, etc. Mais aussi et surtout de l’intérieur : le consumérisme est reconnu responsable de désastres écologiques, les inégalités sont dénoncées comme structurelles et la nation se divise.
Si quatre Américains sur cinq croyaient en Dieu il y a vingt ans, il n’y en a plus à présent qu’à peine deux sur trois.
C’est comme une ré-européanisation. Les États-Unis, jusque-là, c’était un peu l’Europe sans les guerres et avec une seule langue, selon le principe du melting pot où chacun, tout en gardant son identité d’origine, s’intègre en partageant des valeurs communes. Aujourd’hui, les tensions s’exacerbent : le racisme est soupçonné d’être institutionnel ; l’avortement, la normalisation des LGBT et la libre possession d’armes à feu nourrissent des polémiques ; les Blancs ne seront bientôt plus majoritaires ; l’anglais est concurrencé par l’espagnol ; les deux grands partis s’opposent doctrinalement de manière bien plus frontale et radicale que par le passé ; certains veulent réécrire des pages entières d’histoire ou font du mâle blanc leur bouc émissaire, suscitant des réactions non moins obtusément partisanes… Tout cela ressemble fort à l’antagonisme entre « gauche » et « droite », déclaré universel chez nous au XXe siècle.
Ainsi, la division à l’européenne est maintenant reproduite aux États-Unis. Certes, les démocrates ne sont pas plus « de gauche » selon nos critères un peu usés que les républicains ne sont « de droite » : pas question de socialisme d’un côté, et de l’autre pas de traditionalisme passéiste justifiant un autoritarisme. Mais la sécularisation est le signe peut-être le plus éloquent d’une évolution culturelle dans le sens suivi par « feu la chrétienté ». Jusque-là, le pays y avait largement résisté, et c’était sans doute sa force. Or, pour autant qu’on puisse se fier aux statistiques, si quatre Américains sur cinq croyaient en Dieu il y a vingt ans, il n’y en a plus à présent qu’à peine deux sur trois. Et les experts prédisent, en sondant les jeunes, que l’érosion va se poursuivre.
Des mouvements « progressistes » (antifa, woke, cancel), promeuvent une intolérance non religieuse d’un moralisme féroce.
Les grandes Églises chrétiennes ont toutes sensiblement perdu des effectifs, y compris les évangéliques pourtant réputés en expansion. Les affaires d’actualité (pédophilie, racisme) ont récemment provoqué des scissions chez les baptistes (la dénomination protestante la plus importante). Les catholiques ont lancé une campagne de « retour au bercail » (Catholics Come Home) des fidèles dégoûtés par les scandales d’abus sexuel. Cet effort n’a pas été vain, mais révèle la prise de conscience d’un réel problème. Ce qui est plus grave est probablement la proportion de pratiquants qui trouvent le pape trop « libéral » en matière de mœurs et trop « tiers-mondiste ». Les théologiens sont également divisés entre néothomistes cuirassés dans leurs certitudes et « modernes » qui ne jurent que par les sciences humaines.
Tout ceci donne à saisir que la crise n’est pas uniquement sociologique, ni technico-économique, ni géopolitique, ni même morale, mais religieuse et spirituelle. Entendons par là que la foi qui a inspiré — même si elle se réduisait en certains cas à un déisme — les « Pères » de la nation est fragilisée. Elle est d’une part exploitée et brouillée dans des controverses publiques : M. Trump, qui n’est sans doute pas un modèle de piété, s’est posé en défenseur des croyants, et le catholicisme affiché par M. Biden, qui approuve l’avortement et le mariage gay, est bien plus soupçonné au sein de l’Église qu’au dehors. D’autre part, la référence à une transcendance qui assurait au moins implicitement l’unité nationale est effacée par des fixations sur des « causes » particulières, à la fois défensives et accusatrices : féminisme, droits des minorités en tous genres, protection de libertés individuelles…
Des mouvements « progressistes » (antifa, woke, cancel), promeuvent une intolérance non religieuse d’un moralisme féroce, qui suscite des symétriques complotistes (QAnon, alt-right). Dans l’intelligentsia et sur bien des campus — en une espèce de « trahison des clercs » — se développent des religiosités bricolées : « méditation de pleine conscience » (un bouddhisme occidentalisé) ou culte de Gaïa (la déesse Terre) qui pimente l’écologisme d’un mysticisme scientiste. Bref, on a là des incompréhensions mutuelles et des camps retranchés où l’on se prépare à des conflits sans merci qui ressemblent à ceux qui ont poussé tant d’Européens à aller chercher en Amérique une vie meilleure.
Avec des croyants fuyant les maux engendrés par l’instrumentalisation de la foi dans le délitement politique de la « chrétienté », le christianisme s’est implanté au « nouveau monde » et l’a largement inspiré en se désinstitutionnalisant. Mais le pluralisme religieux s’est avéré un rempart précaire contre les divisions et la sécularisation qui en résulte et les aggrave. C’est ainsi qu’à présent la situation là-bas se rapproche de celle de l’Europe. Pour ne pas s’en désoler, il suffit de se rappeler la parabole du semeur (Lc 8, 4-15). Sur tout continent, il y a des chemins piétinés où rien ne poussera, des sols pierreux ou plantés d’épineux où ce qui germe ne mûrit pas, et de la bonne terre où les graines portent du fruit. En Amérique comme chez nous, il y a toujours des terrains fertiles, puisque la foi y a pris racine et reste cultivée. Et elle soutient le patient travail du décailloutage et du débroussaillage.