Rome, 298. Il est tard. La plupart des foyers ont éteint leur flambeaux et seuls les quelques légionnaires qui font leur ronde sont de sortie. Pourtant quelqu’un ne dort pas. Une porte grince et une silhouette dissimulée sous un voile jette un coup d’œil aux alentours. La voie est libre.
Sur la pointe des pieds, Lucine quitte sa maison et se faufile dans les rues de Rome. À la faible lueur de la lune, elle s'éloigne des voies principales pour éviter les patrouilles. Le peu de lumière ne la dérange pas. Ce n’est pas la première fois qu’elle prend ce chemin en pleine nuit pour se rendre au bout du Cloaca Maxima.
Tous les jours, les soldats de l’empereur Dioclétien jettent dans le grand égout des corps brûlés, déchirés, brisés. Ce sont les dépouilles des chrétiens qui ont refusé de renoncer à leur foi. Traqués sans merci, ils subissent les pires tortures avant d’être mis à mort comme des bêtes. Leurs familles ne peuvent récupérer les corps, de peur d’être elles aussi condamnées. Alors qui donc peut les embaumer et ensevelir avec honneur ? C’est la mission que Lucine s’est donnée. D'autres l'ont vite rejointe.
Elle s’arrête et frappe à la porte d’une maison.
- Venez m’aidez, demande-t-elle. Il y a quelqu’un à récupérer.
Ses amis s’étonnent. Ils ont pourtant convenu de faire profil bas quelques temps avant de retourner chercher les corps. On risque de les reconnaître s’ils s’y rendent trop souvent et ils subiraient le même sort que les autres.
- Celui-ci est important, insiste-t-elle. J’irai seule s’il le faut.
Sur ce, Lucine continue son excursion nocturne. D’ordinaire, attendre quelques jours entre chaque voyage était plus prudent. L’odeur nauséabonde des corps abandonnés trop longtemps lui importe peu. Mais cette fois-ci, elle ne peut attendre. Le songe qu’elle a reçu était si vif qu’elle ne peut que le croire. Il faut retrouver le corps criblé de flèche avant qu’il ne soit emporté trop loin.
Toute la ville a entendu parler de ce centurion chrétien qui a rejoint l'armée pour porter secours à ses frères. Dénoncé par un préfet à l’empereur, il a d’abord été percé de flèche puis laissé pour mort sur le Champ de Mars. Mais on raconte que quelques jours plus tard, il s’est montré au palais pour dénoncer la cruauté envers les siens. Ses bourreaux l'ont alors fait battre jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Le songe de Lucine lui a montré le chemin à prendre pour le retrouver. Elle ne peut laisser un tel serviteur de Dieu être emporté de cette façon. Face à tant de détermination, ses amis ne peuvent que la suivre. Une fois arrivés à destination, les compagnons n'hésitent pas à descendre dans les eaux sales et les tunnels d'où s'échappe une odeur infecte d’ordure. Mais Lucine connaît le chemin. Elle guide ses amis jusqu’à ce qu’il retrouve le corps couvert de blessures. Le songe ne lui a pas menti.
Les compagnons enveloppent le corps dans un linceul et le transportent jusqu’aux catacombes. Ils le recouvrent, l'embaument et lui ferment les yeux avant de l’ensevelir. Lucine s’agenouille alors devant le nouveau tombeau.
- Que le Christ et tes frères te reçoivent, Sébastien, dit-elle.
La tradition raconte que sainte Lucine aurait également retrouvé et enseveli le corps de saint Marcellin, prêtre et exorciste. L’un des noyaux primitifs des catacombes de Saint-Calixte se trouve être la crypte de Lucine.