En décrétant, en février 1793, la levée en masse de trois cent mille hommes, célibataires ou veufs de moins de quarante ans destinés à partir combattre aux frontières, la Convention a pour beaucoup de gens franchi les bornes du tolérable. Sidérés, de stupeur d’abord, de peur ensuite, les Français, depuis les débuts de la Révolution, ont supporté des bouleversements politiques en tous genres. Ils subissent une persécution, désormais ouverte, contre les catholiques, l’abolition de la monarchie et l’exécution de Louis XVI, mais, en contraignant à aller se battre pour elle, la République exige désormais adhésion à son idéologie et complicité avec des actes qui heurtent les consciences. Faut-il défendre un pouvoir qui a chassé les prêtres et fermé les églises mais veut utiliser les populations rurales catholiques comme chair à canon alors même que la loi dispense du « tirement » les partisans du nouveau régime, sous prétexte qu’ils servent dans les gardes nationales et assurent à l’arrière une police politique déjà honnie ?
Partout en France ou presque, la réponse est non et, à partir du 10 mars, tandis que commencent les opérations de conscription, des révoltes spontanées éclatent en province, du nord au sud et de l’est à l’ouest. Elles sont écrasées impitoyablement en quelques jours. Sauf en Anjou et en Bas Poitou, où l’impéritie des autorités civiles et militaires va permettre à l’insurrection de s’étendre sous le commandement de chefs improvisés, nobles ou roturiers, qui, tous, appartenaient déjà aux réseaux clandestins catholiques.
Le 19 mars, devant les progrès d’un soulèvement désormais appelé « vendéen » car le nom de ce département insurgé, à la différence du Maine-et-Loire, de la Loire inférieure ou des Deux-Sèvres, permet de forger un adjectif, le pouvoir révolutionnaire prend des mesures drastiques et instaure une justice d’exception appuyée sur des commissions militaires qui jugent sans appel tout révolté pris les armes à la main, ou prétendu tel, et envoient systématiquement les prisonniers à la mort. Mesure peu faite pour apaiser les esprits ou inciter à rendre les armes… Loin de se calmer, l’insurrection ne fait que croître et parvient même à s’emparer de plusieurs villes et bourgs. La Convention va donc déployer les grands moyens pour en finir et les troupes qu’elle expédie en Vendée ont ordre de ramener l’ordre à tout prix, sans regarder aux méthodes employées.
Le 11 avril 1793, les troupes angevines de l’armée catholique et royale prennent Chemillé et font de nombreux prisonniers républicains. Comme il est difficile de s’en encombrer, d’ordinaire, l’on se contente de leur raser la tête, pour les reconnaître, et de les réexpédier à leurs chefs, contre promesse, rarement tenue, de ne plus combattre contre les royalistes. Seulement, ce soir de printemps, personne n’est plus d’humeur à s’en tenir à des mesures si bénignes : ces hommes appartiennent aux troupes qui, la veille, ont incendié le village de Barré et massacré sa population. Les Angevins sont sous le choc et jugent des représailles nécessaires, ne serait-ce qu’afin d’empêcher l’ennemi d’user à nouveau de pareils procédés. Ils exigent qu’on leur livre les prisonniers, enfermés dans l’église, afin de les fusiller.
Les châtier est normal, il en convient, mais, avant de les tuer, il demande à ses soldats de prendre le temps d’une prière, pour le repos des âmes des victimes...
Des officiers, ne sachant quoi opposer à cette demande, se décident à prévenir l’un des généraux improvisés que les royalistes se sont donnés : le marquis d’Elbée, gentilhomme de petite noblesse, sans fortune, qui a quitté l’armée au début de la Révolution pour se retirer dans son manoir. C’est là que ses paysans sont venus le chercher en mars, le jour même de la naissance de son premier enfant. Homme de devoir, Maurice d’Elbée a pris le commandement de ces troupes disparates, sans illusion. Timide, handicapé par un léger bégaiement, M. d’Elbée, que l’on trouve vieux parce qu’il a quarante ans, manque d’autorité, c’est patent. Comment pourrait-il s’opposer à une revendication somme toute légitime ?
Au demeurant, le général d’Elbée ne s’oppose à rien. On lui fait valoir que les prisonniers sont des criminels de guerre, et c’est exact, qu’ils se sont mis hors la loi, et c’est vrai aussi. Les châtier est normal, il en convient, mais, avant de les tuer, il demande à ses soldats de prendre le temps d’une prière, pour le repos des âmes des victimes. Pieusement, les gars s’agenouillent, d’Elbée aussi. D’une voix ferme, pour une fois sans bafouiller ni bégayer, il entame lentement la récitation du Notre Père. « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Ses soldats redisent à l’unisson les mots sacrés. Soudain, le marquis est debout : « Menteurs ! Oui, menteurs qui osez mentir en face à Dieu et demander qu’on vous pardonne alors que vous ne pardonnez pas ! »
Un silence stupéfait est tombé sur la foule. D’Elbée tourne les talons, quitte la place et, en se retournant, il lance : « Et maintenant, allez-y ! Tuez-les ! Si vous l’osez… » Les Angevins se regardent, et, tête basse, se dispersent sans protester. Les prisonniers seront épargnés.
Ce geste de charité vraie et d’héroïsme chrétien ne sera pas porté par la République au crédit de Maurice d’Elbée. Élu généralissime de l’armée catholique et royale en juillet 1793 après la mort de Cathelineau, grièvement blessé devant Cholet le 17 octobre, obligé de se démettre de ses fonctions, réfugié avec sa famille à Noirmoutier, il y sera arrêté par les Bleus quand ils reprendront l’île aux Vendéens en janvier 1794. Le jour de l’Épiphanie, d’Elbée sera fusillé, dans un fauteuil car il ne tient plus debout. Quelques jours plus tard, l’on fusillera aussi son épouse. « La République ne doit à ses ennemis que la mort » avait affirmé Saint-Just à la tribune de la Convention. La Vendée en fera l’abominable expérience.