Alors que les disciples sont confinés au Cénacle, Jésus apparaît au milieu d’eux. Non pas comme un hologramme, ni à travers un écran, mais en chair et en os, dans une proximité physique qui permet de le toucher. Jésus ressuscité n’est pas une idée, un souvenir, ni même une image numérique. Il se donne non seulement à voir et à entendre, mais à toucher. Nul besoin d’un appui logistique ni d’une technologie sophistiquée, Jésus se rend présent en toute simplicité, et voici qu’il est là.
Au Cénacle, le corps de Jésus est livré aux mains des hommes comme il l’avait été sur la Croix. Jésus est à portée. La proximité physique permet l’agression ou l’étreinte. Après l’agression de la Croix vient l’étreinte du Cénacle. Mais l’étreinte est timide, les disciples s’avancent avec inquiétude. Est-ce bien Jésus ? Est-il bien le même homme qu’ils ont connu et aimé ? Les disciples n’osent pas croire ce que leurs yeux voient, ni même ce que leurs oreilles entendent, aussi Jésus les invite à le toucher. Pincez-moi si je rêve, dit-on lorsqu’on craint une sensation mensongère. La vue peut tromper, l’ouïe peut errer, car elles opèrent à distance. Mais le toucher, lui, ne trompe pas, car il se joue dans la proximité et favorise l’intimité. Jésus ressuscité qui a été vu et entendu en vain se donne à toucher, et quelque chose de la relation renaît.
Et voici que Jésus, l’agneau immolé, offre à lire aux disciples le manuscrit de son corps sur lequel les clous et la lance ont inscrits en lettres de sang un cantique nouveau
En réalité, l’Évangile ne précise pas si les disciples ont accepté de toucher les plaies du Christ ressuscité. Jésus les y a invités, il les leur a montrées, mais ont-ils osé toucher le corps meurtri de leur maître ? Ce n’est pas certain. Il y a même un indice du contraire, en ce qu’ils se réjouissent mais n’osent pas encore y croire (Lc 24, 35-48). S’ils l’avaient touché, sans doute auraient-ils dû se rendre à l’évidence, comme Thomas un peu plus tard. C’est justement parce qu’ils n’ont probablement pas osé le toucher que Jésus leur demande s’ils ont quelque chose à manger, comme pour enfoncer le clou — si l’on ose dire ! — de la réalité corporelle de son existence de ressuscité.
S’il est vrai qu’à cet instant les disciples n’ont pas touché le corps du Christ marqué des plaies de la Passion, ils l’ont peut-être lu. Lire un corps ? Oui ! Car en effet, à l’époque, bien des manuscrits sont fabriqués à partir d’une peau d’animal tannée. Et voici que Jésus, l’agneau immolé, offre à lire aux disciples le manuscrit de son corps sur lequel les clous et la lance ont inscrits en lettres de sang un cantique nouveau : les mots de haine et de peur que les hommes y ont écrit sont recouverts par des mots d’amour et d’espérance. Littéralement, la Parole se fait chair, et la chair se fait Parole. Et c’est ainsi que les plaies de la Passion sont des plaies glorieuses, où chacun peut lire la victoire du Christ sur le péché et sur la mort.
Le corps du Christ ressuscité est donc le nouveau Livre de vie : ceux qui appartiennent au corps mystique du Christ sont inscrits dans ce livre et seront comptés parmi les bienheureux. Au Cénacle, mystérieusement, chacun des disciples a pu lire son nom propre sur le corps meurtri du Christ, et entendre Jésus murmurer les mots de Pascal : "Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi." Et réciproquement, jusqu’à aujourd’hui, chacun de nos actes d’amour comme chacun de nos péchés écrit une ligne nouvelle sur ce livre. Il dépend en partie de nous que l’histoire qui s’y raconte — un drame, pour sûr, mais bien souvent mâtiné de comédie et aussi d’épopée — s’achève dans la joie. Ou plutôt, il dépend en partie de nous qu’elle ne se termine jamais puisqu’elle est appelée à se prolonger dans l’éternité auprès de Dieu.
Le terme de "réciprocité" invite à aller plus loin. Si comme Thomas nous sommes invités à entrer dans l’intimité de Dieu par ses blessures, la réciproque est vraie. Oui, nous n’entrons dans le cœur de Jésus que par son côté ouvert, d’où s’écoule la grâce des sacrements. Le côté ouvert de Jésus est ce creux du rocher où le prophète s’abrite avant d’être visité par la grâce, la chambre nuptiale où l’épouse se consume d’amour, le nid où l’oiseau fragile trouve sa nourriture. Nous entrons dans l’intimité de Dieu, en Jésus, par ses blessures. Mais réciproquement, Dieu entre en nous par nos blessures. C’est aussi cela, l’admirable échange exalté par les mystiques et chanté par la liturgie. Jésus ne se présente pas aux disciples comme un guerrier victorieux couturé de cicatrices, mais comme un blessé par amour. De même, Dieu n’attend pas de nous que nous avancions vers lui en super-héros de la vie chrétienne, insubmersibles au péché et à toute souffrance. Il nous reçoit dans ses bras ouverts comme des blessés en attente de salut. À l’auberge du Paradis, ce sont les blessés qui sont accueillis par Jésus, le vrai Bon Samaritain.
C’est le plus souvent par nos blessures que Jésus choisit d’entrer dans nos vies, sans doute parce que nous n’avons plus d’autre choix que d’accueillir son salut.
Au rebours d’un discours chrétien volontiers misérabiliste, il ne s’agit pas d’exalter la vulnérabilité et les blessures pour elles-mêmes, mais d’observer un fait : c’est le plus souvent par nos blessures que Jésus choisit d’entrer dans nos vies, sans doute parce que nous n’avons plus d’autre choix que d’accueillir son Salut. Lorsque nous sommes abattus, abandonnés de tous, dans la déréliction la plus noire, un cri jaillit de notre cœur. La blessure est le défaut dans la cuirasse de notre orgueil, l’ouverture dans la muraille de nos certitudes, et Jésus s’y engouffre alors pour ne plus jamais nous quitter. Comme nous entrons en Dieu par les blessures de Jésus, à son tour Dieu, en Jésus, entre en nous par nos blessures. Dans cet admirable échange se joue l’aventure de la sainteté. Benoît XVI faisait remarquer un jour : "Le Seigneur a apporté avec lui ses blessures dans l’éternité. C’est un Dieu blessé ; il s’est laissé blesser par amour pour nous." Et c’est vrai que le corps glorieux du Christ au Ciel porte encore les marques de la Passion : elles sont le témoignage de son amour. En les contemplant, les bienheureux lisent le récit de leur propre Salut.
À la suite du Christ, le corps glorieux de Mère Teresa aura peut-être conservé les rides qui sont le testament de ses veilles auprès des malades de Calcutta. À la fin de sa vie, la beauté paradoxale de son visage fripé de vieille pomme laissait entrevoir comment, au Ciel, le corps, jusque dans ses imperfections, sera l’expression parfaite de la charité de l’âme. Peut-être, parce que la sainteté se joue aussi et surtout dans l’ordinaire, que le ventre strié de vergetures d’une mère de famille nombreuse, ou les cernes creusés sous les yeux du professeur de banlieue seront au Ciel autant d’ornements sublimes parce qu’ils seront les témoins de l’amour. Les corps glorieux ont une mémoire, la chair ressuscitée raconte une histoire.
Ces blessures ou ces flétrissures qui subsistent, dans la mesure où elles sont autant d’imperfections, sont-elles compatibles avec le bonheur parfait du Ciel ? Oui, puisqu’elles sont l’œuvre de l’amour. Pour ce qui est du Christ en tout cas, nous pouvons être sûrs que ses plaies demeurent au Ciel. Prions donc pour que ces blessures du Christ ne cicatrisent jamais avant la fin des temps : elles sont le passage par où nous entrons dans la gloire.