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L’avènement des réseaux sociaux est incontestablement un progrès : ce sont des médias souples, bon marché et puissants. Ils permettent de s’exprimer librement et de cibler finement les destinataires des messages que l’on souhaite émettre ou que l’on choisit de relayer. La communication et l’information ne sont plus obligées de passer des canaux contrôlés par des organismes qui recherchent prioritairement leur profit économique ou politique. Mais il devient de plus en plus clair que ce n’est pas la panacée et qu’il y a même de sérieux dangers, dont il vaudrait mieux prendre conscience avant qu’il soit trop tard.
Les réseaux sociaux favorisent les échanges et les partages au sein d’une communauté familiale, amicale ou professionnelle. Ils servent aussi à dénoncer les méfaits des puissants (États, institutions et entreprises, personnalités) : la personne qui en est témoin (et a fortiori victime) peut éviter que le scandale soit étouffé. Dans les débats publics, personne n’est condamné à une passivité muette : chacun peut exprimer son point de vue et celui-ci aura la portée que lui donneront ses destinataires en le transférant à d’autres qui pourront le diffuser à leur tour dans le (ou les) groupe(s) au(x)quel(s) ils sont inscrits.
À première vue, c’est idéal : la liberté d’expression est totale et c’est parfaitement démocratique, puisque les messages ont un impact proportionné au nombre de ceux qui l’approuvent, puisqu’ils y souscrivent en le proposant à d’autres, sans qu’une autorité supérieure décide à l’avance quelle diffusion lui mérite son contenu. Dans la pratique, c’est nettement plus contestable, et les résultats peuvent être pour le moins fâcheux.
Le premier problème est que les informations ainsi répandues ne sont pas vérifiées et peuvent rester anonymes, donc irresponsables. Elles peuvent être fausses, déformées, injurieuses, inciter à la haine… Il n’y a pas de procédure de modération ni de confirmation, et l’émotion l’emporte. La réaction est immédiate et proportionnée à l’excitation provoquée par ce qui est rapporté sans qu’on prenne ou trouve le temps de l’avérer, et plus le choc est violent, plus il est répercuté. Quand quelqu’un est ainsi mis au pilori, il n’a pas de possibilité de réponse et de rectification (puisqu’il n’est pas prévenu), ni de recours et de droit à réparation. L’odieux assassinat du malheureux Samuel Paty a par exemple été motivé par une rumeur non étayée (le blasphème est loin d’être avéré). Il a suffi que l’accusation se propage sans frein, parvienne à un seul fanatique qui ne connaissait pas le professeur et donne à sa folie meurtrière un prétexte pour passer à l’acte.
En second lieu, une fois qu’une information choquante a été suffisamment relayée, elle devient une réalité que les grands médias professionnels considèrent n’avoir pas le droit de laisser ignorer. Il y a un fait objectivement établi qu’ils estiment devoir déontologiquement divulguer à la ronde, à tout vent, publiquement et non plus dans des réseaux en principe fermés (bien qu’ils ne soient pas étanches, puisqu’un même individu peut être membre de plusieurs). Et ce fait dûment constaté, c’est que telle nouvelle circule massivement, qu’on en parle et s’en émeut. Ce qui compte est l’agitation en raison de sa seule ampleur, et non ce qui a pu la provoquer et qui devient secondaire et instrumental, que ce soit vrai ou non.
C’est là une dérive grave. Car la réalité n’est plus ce dont on parle, mais qu’on en parle. Ce n’est plus le monde tel qu’il est, mais l’image qui en est véhiculée et dont l’exactitude ou la conformité à la vérité importent peu. On s’enlise ainsi dans un univers essentiellement virtuel, potentiellement manipulable et déshumanisant. Il n’est en effet pas si difficile de créer des mouvements d’opinion qui deviennent irrésistibles si l’énormité de l’information lancée attise une peur latente et lui vaut d’être retransmise suffisamment de fois pour qu’elle prenne un poids susceptible d’influencer et modifier des choix et des comportements.
Cela peut fonctionner en politique, spécialement avant des élections, sur les marchés boursiers, pour vendre ou boycotter des produits, pour promouvoir des addictions en tout genre et faciliter des activités illégales, voire criminelles. Les réseaux sociaux, leur logiciels et leurs algorithmes permettent même de cibler, d’après leur usage de leurs smartphones, les destinataires les plus sensibles aux émotions que l’on veut faire jouer.
Ces sombres manœuvres, qui exploitent l’affectivité et suscitent des passions pour les exploiter, sapent bien sûr les fondements de la démocratie, qui sont le débat rationnellement argumenté et le respect des personnes ainsi que des droits des minorités, qu’elles soient provisoires ou structurelles. De plus, les réseaux sociaux favorisent l’expression de particularismes et donc les renforcent, encouragent les replis centrifuges (non localisés géographiquement !) et font obstacle à la formation de majorités. Leur multiplicité permet des regroupements thématiques ou partisans, mais non à grande échelle. Ils divisent les masses bien plus qu’ils ne les unissent et un tas de malins en profitent.
L’anonymat — ou plus exactement le "pseudonymat" — qui règne dans ce genre de communication garantit une liberté d’expression. Mais il assure aussi une irresponsabilité, voire une impunité quand on se "lâche" sans retenue, comme c’est possible dans l’excitation solitaire sur l’engin par lequel arrivent toutes sortes de stimuli. C’est une dépersonnalisation qui empêche la rencontre de l’autre, le véritable dialogue. Il s’ensuit que cette technique en principe relationnelle a un côté déshumanisant. Car outre qu’elle autorise des manipulations délibérées, elle réduit à une caricature le sens de l’altérité qui distingue la personne humaine de l’animal.
Il est difficile de remédier à ces inconvénients sans verser dans un arbitraire tyrannique. Il serait théoriquement possible de limiter l’anonymat et de poursuivre les auteurs de messages mensongers, diffamatoires, insultants, etc. On le fait déjà un peu, dans le cadre de la répression du « politiquement incorrect ». Mais systématiser la surveillance et la censure reviendrait à instaurer un monstrueux système policier et répressif, sans compter que cela musèlerait les lanceurs d’alerte qui débusquent utilement injustices et malversations.
La sagesse conseille de traiter les réseaux sociaux comme ce qu’ils sont, à savoir des moyens ou des outils, qui ne doivent devenir ni des maîtres ni des instruments de domination aux mains de ceux qui les conçoivent et fabriquent ou savent les utiliser à leurs propres fins. Ceci suppose simplement de déterminer quel but on poursuit soi-même ultimement. Rester conscient de vivre sous le regard aimant de Dieu y aide puissamment. Cela incite en tout cas à se rappeler que la réalité est loin d’être forcément ce qui en est dit et montré, et que la véritable communion avec les autres est bien plus que l’accès à un réseau.