Et si j’affrontais une grave crise existentielle en cette Semaine sainte ? Et si je mettais tout en cause, là, maintenant ? Pourquoi donc célébrer la messe ? Pourquoi donc ai-je donné ma vie pour Jésus ? Pourquoi tous ces gens dans l’assemblée, qui défient la pandémie et abandonnent leur série Netflix pour se réunir dans une église ? C’est tellement absurde, il y a tellement mieux et plus excitant à faire ! Pourquoi ? À la fin des fins, il n’y a qu’une seule raison valable. Pourquoi ? Parce que Dieu est fou d’amour pour moi, pour vous, pour tous les hommes.
Littéralement, Dieu est fou d’amour pour nous, chacun d’entre nous personnellement, et tous ensemble comme son peuple de prédilection ! Cela, Catherine de Sienne l’a écrit plusieurs fois, et si nous sommes ici, c’est que d’une manière ou d’une autre nous l’avons expérimenté, ou à tout le moins nous en sommes absolument convaincus, d’une certitude invincible. Dieu est fou d’amour pour nous !
Cette folie de l’amour de Dieu culmine sur la Croix, dans l’offrande que Jésus fait de sa vie pour le salut du monde. Mais elle commence aujourd’hui, ce Jeudi Saint, dans ce geste du lavement des pieds et dans l’institution de l’Eucharistie qui lui est associée. Voilà qui est impensable ! En Jésus, non seulement Dieu qui habite une lumière inaccessible a revêtu notre corps de misère, mais il est allé jusqu’à se prosterner aux pieds de ses créatures. C’est « l’amour qui s’abaisse », selon les mots de Thérèse de Lisieux. Et pourtant, ils ne sont pas toujours tellement beaux, les pieds de ceux qui annoncent la Bonne Nouvelle comme ils peuvent… Ils ont pris la poussière du péché et la poussière du temps qui s’écoule. Jésus se prosterne à nos pieds, verse dessus de l’eau vive, et les embrasse tendrement, comme seul un fiancé éperdument amoureux peut le faire pour sa fiancée.
C’est cela, l’Eucharistie : Jésus n’est plus seulement à genoux devant nos pieds, il est à genoux dans notre cœur.
Et parce que Dieu, en Jésus, est amoureux transi de sa créature, il ne veut pas en rester à une intimité extérieure, il ne se satisfait pas d’une étreinte qui ne peut que s’interrompre. Les vrais amoureux veulent que l’étreinte dure toujours. C’est parce qu’ils savent qu’elle ne pourra pas durer toujours qu’ils s’étreignent avec d’autant plus de force et de passion. Mais Jésus n’est pas un amoureux résigné à la fugacité de l’étreinte. Alors Jésus vient en nous, pour y faire sa demeure de manière habituelle, et c’est l’Eucharistie. Il entre corporellement en nous, et c’est toute son âme qui se déverse dans la nôtre. C’est bien ce que signifie l’union charnelle entre les époux ! Et parce que là où Jésus vient demeurer, toute la Trinité vient également, le Père et l’Esprit-Saint se joignent à lui pour nous donner ce baiser qui ne connaît pas de fin. C’est cela, l’Eucharistie : Jésus n’est plus seulement à genoux devant nos pieds, il est à genoux dans notre cœur.
Dans le lavement des pieds comme dans l’institution de l’Eucharistie, « Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout ». Jusqu’au bout, c’est-à-dire à la fois jusqu’à son dernier souffle exhalé sur la Croix et jusqu’à l’extrême de l’amour. Alors comment se fait-il qu’au contact du feu brûlant de cet amour divin, notre cœur reste parfois de glace ? Comment se fait-il que le printemps apporté par la colombe de l’Esprit-Saint ne parvienne pas tout à fait à dissiper le froid glacial de l’hiver dans nos cœurs endormis ?
Oh ! bien sûr, il y a d’abord que l’Eucharistie exige un acte de foi. Il faut croire à la vérité de cette parole insensée prononcée par un prêtre dont la ressemblance avec Jésus n’est pas toujours flagrante : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. » Il faut croire qu’en dépit du silence des sens, en dépit du bon sens, c’est bien à une étreinte d’amour passionné que nous nous rendons lorsque nous approchons de l’autel pour recevoir le corps et le sang du Christ sous les espèces du pain et du vin consacrés. La difficulté provient donc du mode même selon lequel Jésus a choisi de se rendre présent.
Mais plus profondément, la difficulté vient de nous. D’un manque d’amour, sans doute. Mais peut-être plus encore d’un manque d’humilité. C’est ici que le choix apparemment étrange de l’Église de proclamer l’Évangile du lavement des pieds pour fêter l’institution de l’Eucharistie prend tout son sens. Pour nous aimer jusqu’au bout, Jésus a voulu se mettre à genoux à nos pieds, et poser ce geste humiliant de nous laver les pieds. Pour aimer vraiment, il faut de l’humilité, et c’est cela qui nous manque. Car si Jésus a été humble en lavant les pieds de ses disciples, n’oublions pas l’humilité requise de la part des disciples pour se faire laver les pieds. Pierre ne l’a pas accepté du premier coup.
Face à l’amour brûlant de Jésus, nous sommes tous toujours et encore en chemin.
Il y a quelques années, lors d’un apostolat de jeunesse, nous avions proposé aux jeunes étudiants volontaires venus aider pour une semaine une soirée d’adoration eucharistique qui commençait par un lavement des pieds. Pour ce qui est de laver les pieds, le prêtre présent et moi-même, diacre à l’époque, avions officié, et cela m’avait demandé un petit acte d’humilité. Mais ce qui m’avait beaucoup frappé, c’est que plusieurs parmi les étudiants avaient refusé qu’on leur lave les pieds. L’Évangile se répétait. Sans prétendre sonder les reins et les cœurs, ce refus m’avait paru très significatif. Il y avait là comme un refus de ce que l’amour de Jésus peut avoir de radical et d’extrême. L’humilité nécessaire pour consentir à se faire laver les pieds n’était pas encore là, et cela se reflétait sans doute aussi sur leur relation à l’Eucharistie. Je ne doute pas que, depuis lors, l’Esprit saint ait travaillé les cœurs de ceux qui s’étaient dérobés à cet amour de Jésus qui s’abaisse. Mais à cet instant, ils étaient encore en chemin. Face à l’amour brûlant de Jésus, nous sommes tous toujours et encore en chemin. Demandons que ce Triduum nous fasse entrer dans l’humilité de l’amour véritable.