Si toute aumône trouve sa source cachée dans la présence réelle d’un Dieu offert aux hommes, l’offrande la plus modeste peut changer le monde.
Dans une lettre à Jacques Maritain de 1922, qu’on trouvera dans le magistral volume que nous ont récemment offert François Angelier, Michel Fourcade et René Mougel (DDB), Louis Massignon situait l’aumône à un niveau apparemment inaccessible au grand nombre : « J’ai compris, ce matin, qu’une seule Aumône importe, ici-bas, et qu’il faut être prêtre, pour être utile aux pauvres. Hélas, ni vous ni moi, ne pouvons l’être, devant tant d’âmes affamées de la présence réelle. »
L’Eucharistie, seule aumône ? Trente ans plus tard, Massignon contourna l’obstacle de manière très personnelle : à 67 ans, marié et père de deux enfants, il fut ordonné prêtre dans le rite melkite-catholique. « Il a réussi à se faufiler dans le sacerdoce », note Claudel dans son Journal. La méthode de Massignon n’étant guère imitable à la lettre, mieux vaut ne pas attendre une très hypothétique ordination pour pratiquer l’aumône recommandée pendant le carême. On peut le faire sans négliger les « âmes affamées de présence réelle ».
La portée infinie d’un geste anodin
Massignon fait fort bien de rappeler que le Corps du Christ surpasse toutes les oboles et que la Coupe salutaire est plus précieuse que la soupe populaire. Pourtant, cela ne condamne pas le laïc à une aumône au rabais, perdant sa majuscule en même temps que sa divinité. Il est même possible de fixer à tout don aux pauvres l’horizon que Massillon réservait aux prêtres : être une Aumône de la présence réelle. Pour cela, il faudrait ne jamais limiter un geste vers l’autre à son effet immédiat. Il faudrait être capable de voir au-delà d’une pièce, comme le prêtre voit au-delà du pain. Pour expliquer le « grand dogme de la Communion des saints », Léon Bloy fondait ainsi sa méditation sur la manière dont on peut donner un sou :
« Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l’infini. S’il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l’univers. S’il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de cœur qu’il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d’eau de l’Évangile. »
Vision apocalyptique, au sens où elle dévoile les conséquences inaperçues et infinies du geste le plus anodin. Voilà qui mérite un examen de conscience approfondi au moment de sortir son porte-monnaie, tant l’image de Bloy est aussi sublime que redoutable.
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Au nom d’une « enveloppante solidarité »
Si un don fait « de mauvais cœur » peut provoquer une telle onde de choc, il faut remercier le mendiant qui dit : « À votre bon cœur ! » Comprise dans la communion des saints, sa formule est moins une demande qu’une mise en garde de prophète, pour épargner au monde des catastrophes. Car, à en croire Bloy, une aumône faite de bon cœur a aussi une portée infinie, mais cette fois bénéfique :
« Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante pour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles ; il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les infidèles et protège le genre humain. »
Ainsi, au nom d’une « enveloppante et indestructible solidarité », la même pièce peut compromettre l’univers ou protéger le genre humain. Elle peut faire advenir la présence de Dieu ou au contraire lui faire obstacle, selon qu’elle est donnée de bon ou de mauvais cœur. Délire mystique ? La foi dans une mystérieuse union de tous n’est guère moins raisonnable que la certitude que des mains mal lavées, en Chine ou en Afrique du Sud, peuvent aboutir à la contamination d’un Auvergnat par un virus. En tout cas, pour qui croit que la Charité est une personne, qu’elle est, comme l’écrit Bloy, « le Nom même de la Troisième Personne divine », toute aumône trouve sa source cachée dans la présence réelle d’un Dieu offert aux hommes.
De même que tout jeûne véritable est eucharistique, toute aumône faite de bon cœur est sacerdotale : son offrande surpasse infiniment la valeur matérielle de ce que le donneur a dans les mains, pièce de monnaie ou morceau de pain.
Toute aumône est sacerdotale
On se souvient que le pape François, à peine élu, avait à la fois cité Bloy et rappelé que, sans le Christ, l’Église n’était qu’une ONG compatissante. La leçon vaut particulièrement pour l’aumône. De même que tout jeûne véritable est eucharistique, toute aumône faite de bon cœur est sacerdotale : son offrande surpasse infiniment la valeur matérielle de ce que le donneur a dans les mains, pièce de monnaie ou morceau de pain. L’aumône de la présence réelle est donc à la portée de tous. Inutile, pour les hommes mariés, de rejoindre en masse l’Église melkite-catholique (ce qui suppose aussi d’être capable de dire la messe en arabe, autre raison du choix du grand islamologue qu’était Massignon). Inutile, pour les femmes, de rêver que le mot « aumônière » désigne une prêtresse plutôt qu’une crêpe fine remplie de saumon.
Dans la certitude que la Communion des saints peut élargir un don minuscule aux dimensions de l’univers, tous les chrétiens peuvent pratiquer une Aumône de la présence réelle, dont la majuscule ne sera pas usurpée. Vivre le carême avec le Christ est un moyen sûr de passer d’une ONG compatissante à l’Église d’un Dieu qui se donne à manger. Bienvenue aux restos du Cœur transpercé !
Correspondance (1913-1962), Jacques Maritain et Louis Massignon, Transcrit, annoté et présenté par François Angelier, Michel Fourcade et René Mougel, DDB, 2020, 900 pages.