Les héros admirables du Vendée Globe sont seuls face à la mer. Mais sont-ils si seuls ? Il ne suffit pas de partir au loin pour atteindre les tréfonds de soi-même.
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« Mais où faut-il donc s’exiler pour avoir la paix ? Au Groënland ? À la Terre de Feu ? » L’adepte des Tontons flingueurs aura reconnu l’exclamation de Claude Rich-Antoine Delafoy, interrompu au milieu d’une expérience musicale de l’extrême par Lino Ventura-Fernand Naudin. La même question pourrait sortir de la bouche d’un marin solitaire qui, sur un malentendu, aurait cru trouver dans le Vendée Globe une retraite propice à la vie intérieure. « Le Vendée Globe est à ce jour la plus grande course à la voile autour du monde, en solitaire, sans escale et sans assistance », rappelle le site officiel. Peut-être serait-il plus juste de remplacer « en solitaire » par « sans équipage », tant il y a loin entre l’absence d’aide extérieure et la solitude véritable. « Les solitaires, dit encore la présentation officielle, sont confrontés au froid glacial, aux vagues démesurées et aux ciels pesants qui balayent le grand sud ! » Nul ne niera qu’ils sont seuls face aux éléments déchaînés. Cette épopée justifie toutes les hyperboles et bien des admirations pour ces héros modernes, plus encore quand ils viennent au secours d’un autre concurrent en détresse.
Connectés en permanence
La suite emporte moins aisément l’adhésion : « Le Vendée Globe est avant tout un voyage au bout de la mer et aux tréfonds de soi-même. » Si ces tréfonds désignent le dépassement physique et mental, qui fait découvrir en soi des réserves de volonté et de résistance inexplorées, nulle raison, ici encore, de faire la fine bouche. En revanche, si cette remarque aux accents baudelairiens prétend que le navigateur sera autant à l’écoute de son âme que des vagues, c’est moins sûr. Baudelaire, de fait, fondait son rapprochement entre l’homme et la mer sur la profondeur et le mystère :
« Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets. »
« Garder vos secrets ? » C’est peut-être là que le bât blesse, avec ces navigateurs désormais connectés en permanence. Un participant déclarait ainsi : « Il faut vivre avec son temps. Et notamment sa communication. C’est incroyable ce que les marins envoient comme images durant cette édition. » L’impératif de vivre avec son temps repose toujours sur un préjugé étonnant : on doit admettre, sans examen ni distance, que tout ce qui caractérise son époque est bon.
L’esprit du monde
Cet éloge de la communication obligatoire nous amène soudain très loin de Baudelaire, qui ouvrait son poème sur ces deux vers restés célèbres au point d’amputer la suite : « Homme libre, toujours, tu chériras la mer !/ La mer est ton miroir. Tu contemples ton âme. » La mer connectée est un miroir où se reflète manifestement une âme moins libre des bruits du monde, plus gavée d’images superflues et de fausses présences. L’enjeu de la course autour du monde serait-il de pouvoir dire « Devine d’où je t’appelle » en franchissant le Cap Horn ? Dans un chapitre de ses Mythologies, Roland Barthes ironisait sur le monde de Jules Verne, où le voyage est sans cesse ramené à la domination bourgeoise du monde.
Sans doute est-il excessif de dire que la mer est morte, tant elle ne cesse de rappeler aux hommes, souvent douloureusement, qu’elle est plus forte qu’eux.
Derrière l’aventure, il voyait chez les personnages verniens le plaisir de l’enfermement et de l’appropriation. Dans l’univers de L’Île mystérieuse, Barthes débusquait un imaginaire régressif de la caverne plutôt qu’une « poétique véritable de l’exploration ». Pas de quête de l’infini, mais une réduction du monde à un espace connu et clos. Au salon confortable du Nautilus du capitaine Nemo, idéal pour contempler la mer en fumant la pipe, il opposait le bateau ivre de Rimbaud, partant à la dérive sans capitaine aux commandes. Bien qu’un peu injuste et caricatural — il fallait à tout prix distinguer les méchants auteurs bourgeois des bons auteurs révolutionnaires —, le texte sous-entend une vérité essentielle : il ne suffit pas de partir au loin pour atteindre les tréfonds de soi-même. On peut s’éloigner du monde et emporter l’esprit du monde avec soi. Tel ce jeune participant du Vendée Globe, qui a eu l’idée — « lumineuse », tient à souligner le Figaro — de créer un groupe WhatsApp réunissant tous les coureurs.
Solitude connectée
Les héros de Jules Verne, faux aventuriers en fauteuil et pantoufle ? L’enfant lecteur résiste en nous à cette réduction. Le participant du Vendée Globe qui souhaite qu’on vive avec son temps donne pourtant envie de suivre Barthes : « Aujourd’hui on a eu 50 gigas pour 15.000 euros, donc c’est open bar sur les coms. Utiliser son téléphone calé dans son pouf est beaucoup plus simple que se mettre à la table à carte et taper sur un ordinateur pour envoyer un mail ou un message. Cela fait qu’il y a une convivialité plus forte entre les coureurs. » Tels sont donc les accessoires de l’extrême : un téléphone et un pouf. Solitude connectée, épopée conviviale, infini sur smartphone. Le plus piquant est que ce Nemo numérique a dû abandonner. Démâtage ? Voie d’eau ? Non, problème informatique ! « Ô que ma quille éclate », disait le Bateau ivre. « Ma Wifi est en panne », dit le nouveau « solitaire ». Continuer « à l’ancienne », a-t-il déclaré, serait possible, mais trop dangereux. Pour l’abandon aussi, il faut vivre avec son temps.
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« La lune est morte », chantaient les frères Jacques, au moment où le monde communiait au contraire devant les premiers pas de l’homme sur ce lieu de rêve dont Pierrot était délogé. C’était un regard de poète sur un astre qui perdait son mystère. Sans doute est-il excessif de dire que la mer est morte, tant elle ne cesse de rappeler aux hommes, souvent douloureusement, qu’elle est plus forte qu’eux. Toutefois, maintenant qu’elle est devenue un terrain de sport et un « open bar pour les coms », il n’est pas sûr que ce soit parmi les candidats du Vendée Globe qu’on puisse trouver les hommes à la fois les plus solitaires et les plus libres.
Une autre solitude
Les « richesses intimes » des « tréfonds de soi-même » ne se dévoilent que dans une solitude tout autre, celle du moine dans sa cellule, mais aussi celle de tout homme qui peut vivre, ne serait-ce qu’une semaine, sans téléphone. Cela peut se faire aussi sur la mer. Ces hommes-là ont plus de chance de rencontrer Celui qui est en nous plus que nous-mêmes. Ce doit être une manière de vivre « à l’ancienne ».
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