En voulant contrôler le communautarisme musulman, l’État installe un régime de surveillance de la société civile, considérant toute définition de soi en conscience comme un problème politique.Depuis la fin des années 1980, une partie des intellectuels et des responsables politiques français se complaît dans la dénonciation du « communautarisme ». Des groupes religieux (surtout musulmans) sont accusés de vouloir vivre selon leurs propres règles et de refuser de s’intégrer à la société française. Deux mesures législatives ont traduit jusqu’à présent cette lutte contre le « communautarisme » : l’interdiction du port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les établissements publics d’enseignement primaire et secondaire (2004) ; l’interdiction du voilement du visage dans l’espace public (2010).
Résistance du religieux
La seconde mesure peut aussi s’interpréter à l’aune de l’obsession étatique, particulièrement policière, de pouvoir, au nom de l’ordre public, identifier les citoyens — puisque fut auparavant interdite par décret la dissimulation du visage lors des manifestations (2009, aggravé en 2019). Cependant, elles trahissent surtout une focalisation sur l’expression publique du religieux, notamment musulman. Elles sont liées à la prise de conscience par les responsables publics et une partie de la société que le religieux ne disparaissait pas, malgré la société de consommation, l’amélioration des conditions de vie, la fin des grandes espérances idéologiques. Certes, il a en partie perdu son ancrage territorial et s’est engagé dans des logiques de réseaux nationaux et internationaux. Certes, ses adeptes revendiquent une certaine autonomie, voire une autonomie certaine, à l’égard des prescriptions des hiérarchies. Certes, le recul de l’emprise religieuse et des réseaux des responsables religieux le rende moins capable de peser sur la structuration de la société. Mais il conserve une puissante force d’intégration et d’identification des individus, capable d’entrer en concurrence ou en interaction avec d’autres dispositifs comparables — politique, idéologique, ethnique, socio-économique. Même, un certain nombre d’individus en font, à un moment donné de leur vie et pour une durée plus ou moins longue, un élément déterminant de leur définition, et en revendiquent publiquement la reconnaissance.
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Aussi les religions ou les affiliations religieuses et spirituelles sont-elles de plus en plus comprises comme susceptibles de porter atteinte à l’unité nationale, à la primauté de l’appartenance civique et à la liberté individuelle. Les politiques publiques se sont alors faites plus inquisitrices. Une surveillance, voire une volonté de circonscrire l’expression des adhésions religieuses, se développe. Avec l’apparition du djihadisme sur le territoire français s’est accentuée la volonté de détruire une idéologie et une emprise religieuses antimodernes. « Séparatisme » se substitue à « communautarisme ». L’obsession républicaine de la sécession passe du culturel géographiquement situé (autonomismes alsacien, breton, basque, corse) au cultuel faussement localisé (« quartier »), et continue à ignorer le socio-économique — puisque l’État admet ou facilite la tendance au séparatisme fiscal et spatial des bénéficiaires de la mondialisation, notamment financière, et des rentes patrimoniales, quoi qu’il proclame de manière récurrente lutter contre les ségrégations socio-économiques.
Le régime de la méfiance
Le projet de loi destiné à « conforter les valeurs de la République » accentue ces évolutions, en voulant renforcer l’emprise étatique sur la société civile. La surveillance des associations cultuelles se veut plus forte, au niveau de leurs finances, de leur organisation interne, de leur responsabilité, de leur expression publique. Les dispositions envisagées accentuent la logique de surveillance politique des propos religieux (articles 34 à 36 de la loi de 1905), déjà intensifiée en 2016 par la modification de la loi sur l’état d’urgence en 2016 (les lieux de culte peuvent être fermés lorsque s’y tiennent des propos provoquant à la haine ou au terrorisme ou en faisant l’apologie). L’objectif de contrôle des flux financiers étrangers rappelle les débats des années 1880-1910, lorsqu’était mise en cause la dépendance du clergé et des catholiques français à l’égard du Saint-Siège. En contrôlant les finances, l’État entend que sa souveraineté contribue à « franciser » et « républicaniser » les consciences – opérations identifiées à une modernisation.
Si l’usage de la scolarisation pour émanciper les enfants des conditionnements socio-culturels appartient à la tradition républicaine, la restriction de la liberté de l’enseignement marque une nette inflexion par rapport à l’autonomie des parents et des groupes d’intérêts
Parallèlement, la liberté de l’enseignement passe du régime de la déclaration à celui de l’autorisation. Si l’usage de la scolarisation pour émanciper les enfants des conditionnements socio-culturels appartient à la tradition républicaine, la restriction de la liberté de l’enseignement marque une nette inflexion par rapport à l’autonomie des parents et des groupes d’intérêts, largement reconnue depuis les années 1920. Enfin, engager les associations bénéficiant de subventions publiques dans la voie d’une souscription aux principes républicains renouvelle la posture étatique de la méfiance envers la société civile, partenaire inégal, nécessairement à contrôler et à éduquer.
Mise sous tutelle
Est ainsi réactivée une propension républicaine écartée en 1905 : la mise sous tutelle des religions. En définissant comme problème politique la définition volontaire de soi par le religieux, donc par la conscience, cette laïcité de surveillance consonne avec ce mouvement de fond qui fait de la définition de soi par l’intime (genre, sexualité) une question politique. Elle traduit de manière souterraine une occultation de la question sociale, comme si l’égalité réelle reculait au profit d’une liberté imposée et d’une fraternité injonctive. Prophylaxie pour contrôler les corps, surveillance pour maîtriser les consciences : la logique est bien celle, depuis toujours, « du plus froid de tous les monstres froids » (Nietzsche), l’État souverain moderne.
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