La notion d’investissement socialement responsable a une longue histoire. Devant les bouleversements technologiques majeurs dont nous sommes les témoins, il faut redéfinir ce qu’est notre responsabilité économique et financière, car c’est le modèle de société qui est en jeu.
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La notion d’”investissement socialement responsable” a une longue histoire. Que signifier d’abord « être responsable » ? Comme en beaucoup d’autres sujets, remonter à l’étymologie du terme offre un point de départ utile. Quand nous entendons le terme « responsabilité », nous entendons le mot « réponse ». Et c’est un fait que l’une des premières définitions que l’on pourrait donner de la responsabilité est celle-ci : est responsable celui qui est capable de répondre de ses actes, c’est-à-dire qui est capable de donner une réponse à toute personne qui lui pose la question du pourquoi de son action.
À titre d’exemple, le paradigme de toute responsabilité est très probablement la double question posée par Dieu à Caïn (Gn 4, 9-10) : « Le Seigneur dit à Caïn : “Où est ton frère Abel ?”. Caïn répondit : “Je ne sais pas. Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère ?” Le Seigneur reprit : “Qu’as-tu fait ?”. »
Être capable de répondre
À la lumière de cette étymologie, nous pouvons probablement mieux comprendre la genèse de la dénomination « Investissement socialement responsable » (ISR). Son intuition initiale était la suivante : investir n’est pas un acte dans le vide, sans conséquence – un acte sans impact. La question est donc bien : qu’as-tu fait de ton investissement ? Le sociologue et philosophe, Max Weber, a du reste défini ainsi ce qu’il nomme l’« éthique de la responsabilité » (die Verantwortungsethik) : celui qui obéit à la maxime de l’éthique de la responsabilité doit répondre des conséquences (prévisibles) de ses actes. Or investir est un acte humain et pas seulement « technique ». Par conséquent, comme pour tout acte humain, la responsabilité entre en ligne de compte, c’est-à-dire, comme l’expression l’indique dans le cas d’un investissement, dans la ligne des comptes.
S’engager en retour
Mais il ne s’agit pas seulement de savoir ce que l’on fait : la réponse passe par un engagement, et non pas unilatéral, mais réciproque, en retour de l’engagement de la société dans l’activité économique. Il faut faire un pas de plus, car le retour à l’étymologie de la notion de « responsabilité » nous emmène encore plus loin. En effet, le sens du mot « réponse » est lui-même un affaiblissement du sens originel du mot latin responsio, lui-même formé à partir du verbe latin respondere, qui a donné notre français « répondre ». Respondere, en latin, avant de signifier « répondre », signifie « s’engager en retour », s’engager en réponse à un premier engagement. Spondere veut dire en effet « promettre, s’engager ». Cela vaut en particulier pour l’engagement humain par excellence qu’est l’engagement précisément dit « sponsal », l’engagement entre époux, les épousailles. Toujours dans cette même famille de mots, se trouve du reste (en franglais) sponsor : il est ainsi appelé car c’est celui qui promet son aide, qui se porte garant, qui s’engage à soutenir, dans la durée.
Être responsable, ce n’est pas seulement être capable de répondre, de ne pas se dérober à la question qui nous est posée, de ne pas faire l’autruche ou d’être aux abonnés absents. C’est être capable de faire alliance, de contracter un engagement et de sceller une alliance, un mariage, en réponse à un premier engagement
Dans cette ligne de compréhension, la responsabilité acquiert un sens nouveau, et sans doute plus riche : être responsable, ce n’est pas seulement être capable de répondre, de ne pas se dérober à la question qui nous est posée, de ne pas faire l’autruche ou d’être aux abonnés absents. C’est être capable de faire alliance, de contracter un engagement et de sceller une alliance, un mariage, en réponse à un premier engagement. Être responsable, par suite, c’est avoir la capacité de répondre par une promesse à une promesse, à un engagement par un engagement, bref de transformer un engagement unilatéral en engagement réciproque.
Devant la conscience
L’émergence des premiers investissements socialement responsables remonte au début du XXe siècle, aux États-Unis, dans le sillage du protestantisme anglo-saxon. Symboliquement (car il y aurait sans doute d’autres dates de naissance possibles), on fait remonter le premier fonds éthique à 1928, le Pioneer Fund, à l’initiative du Conseil fédéral des Églises américaines à Boston. On sait que ce fonds était dit « éthique » au sens d’une démarche d’exclusion, car il se refusait par principe d’acheter des titres d’entreprises dont l’activité était liée à l’alcool, au tabac ou aux jeux d’argent, bref d’investir dans ce que l’on a appelé, pour cette raison, les sin stocks, c’est-à-dire les « actions du péché ». Dans ce type d’approche, devant qui juge-t-on que l’activité économique et financière doit être responsable ? On pourrait répondre : devant la conscience personnelle. Il s’agit alors d’assurer une cohérence entre l’éthique personnelle et les activités dans lesquelles l’investissement a lieu. Le présupposé d’une telle démarche est donc celui-ci : économie et finance ne peuvent pas être irresponsables devant la conscience personnelle, et donc il faut introduire une dimension de responsabilité à son égard. Voici pour la première vague de l’ISR.
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Les grandes causes
La deuxième génération de fonds ISR prend naissance, toujours aux États-Unis, dans le contexte politiquement très mouvementé des années 1960. Cette fois-ci, il ne s’agit plus seulement d’assurer une compatibilité entre conscience individuelle et activité financière, mais de contribuer, par son investissement, aux grandes causes politiques du moment que sont la guerre au Vietnam et l’apartheid en Afrique du Sud. Par exemple, des fondations d’universités, sous la pression des mouvements étudiants, excluent de leur portefeuille des entreprises activement impliquées dans la guerre au Vietnam ou cautionnant le système de l’apartheid en Afrique du Sud. Dans ces initiatives, on voit donc qu’un pas est franchi : le champ de la responsabilité s’élargit, puisque l’on passe de la conscience individuelle ou d’un groupe religieux à une cause politique. L’activité économique et financière se doit non seulement d’être responsable vis-à-vis des valeurs de la conscience, mais aussi vis-à-vis de certaines décisions politiques qui sont critiquées : la sphère financière n’est pas coupée du politique et donc doit rendre compte de son attitude à son endroit.
Les enjeux sociaux
La troisième génération ISR, qui naît dans les années 1970 toujours aux États-Unis, introduit une nouvelle extension du concept de responsabilité. En effet, il est de coutume de faire remonter à 1971 et au Pax World Fund la naissance du premier fonds éthique à utiliser la méthode best in class et surtout les critères qui deviendront, plus tard, les critères dits ESG (Environnement, Social, Gouvernance). Ici, ce n’est plus des enjeux politiques qu’il s’agit, mais d’enjeux proprement sociaux, avec la prise en compte des questions du travail, de l’emploi, de la gouvernance d’entreprise, etc. Comme on peut le constater, le domaine de la responsabilité s’élargit encore : après la conscience, après le politique, c’est le social qui est l’instance face à laquelle l’économique est prié de prendre ses responsabilités, au sens où nous appelons « sociales » toutes les questions ayant trait aux relations de travail dans l’entreprise, au dialogue (appelé pour cette raison « dialogue social » ) entre syndicats et patrons, etc.
Les enjeux écologiques
Il s’agit là encore d’une une nouvelle donne : la question de l’écologie et du « développement durable ». En 1988 est lancé en Grande-Bretagne le Merlin Ecology Fund, devenu l’année suivante le Jupiter Ecology Fund, pionnier de la « finance verte » et du lien entre finance et « développement durable ». On assiste alors à une véritable extension du domaine de la responsabilité : dès lors, l’instance devant laquelle économie et finance sont tenues d’être responsables n’est plus seulement la conscience, la politique ou la société, mais c’est la nature, l’environnement, le monde…
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L’intégration de l’homme dans l’ISR
Aujourd’hui, on assiste à une prise de conscience : ce n’est pas seulement la société qui s’engage envers l’économie et la finance, c’est, plus largement l’homme, qui le fait avec tout ce qu’il est, à savoir sa force de travail, ses compétences, sa créativité, son sens du dépassement de soi. Dans ce cadre, le passage de l’investissement socialement responsable à l’investissement humainement responsable n’est qu’un élargissement : que fait la finance, que fait l’économie, en retour, pour l’homme en tant que tel ?
Mais une objection pourrait à bon droit être soulevée : il est vrai que l’homme est déjà inclus dans l’ISR tel qu’il est actuellement pratiqué, car, parmi les différentes composantes de l’ISR, il y a les droits humains ou les droits de l’homme. Déjà, dans les années 1960, on avait assisté à une convergence de l’ISR et du combat pour les droits civiques, par exemple dans les luttes menées par Martin Luther King ou dans la question de l’apartheid, qui n’était pas qu’une question politique, mais une question de droits de l’homme ! Il faut répondre à cela que la promotion de l’homme n’est pas seulement commandée par une logique d’extension du champ de la responsabilité, car quelque chose a radicalement changé. L’extension est en fait rendue impérieuse par les problématiques totalement inédites apparues à la toute fin de notre chronologie, à savoir à partir des années 1990 — comme, par exemple, celle des biotechnologies, celle de certains des droits dits « sociétaux », celle, toute récente, du « transhumanisme ».
Devant l’homme, mais quel homme ?
Les nouvelles problématiques ont profondément renouvelé la manière de poser le problème de la responsabilité. L’évolution radicale qui a eu lieu ces dernières années est celle-ci : aujourd’hui, le sens commun ne nous dit plus ce qu’est l’homme. Tout le monde est d’accord pour défendre les droits de l’homme, mais plus personne ne sait ce qu’est une personne humaine, quand elle commence et quand elle finit. La radicalité des questions actuelles fait que nous ne sommes plus seulement responsables « en face de », mais que nous sommes devenus responsables « de » : quel homme voulons-nous, et quelle société voulons-nous ? Quand la technique nous donne le pouvoir de modifier la nature humaine, c’est que nous sommes devenus responsables de celle-ci. Et quand la technique nous donne le pouvoir d’automatiser un maximum de fonctions sociales et professionnelles, nous sommes devenus responsables de la société, et non plus seulement devant la société. Dans ces conditions, notre responsabilité ne s’est pas seulement accrue en extension, mais en compréhension ou en intensité. Il s’agit d’une rupture, non d’une extension.
La question sociale est devenue radicalement une question anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie, remise toujours plus entre les mains de l’homme par les biotechnologies
Les questions des biotechnologies et du « transhumanisme » prennent une place de plus en plus importante dans l’économie, et donc dans la responsabilité des investissements. Dans sa lettre encyclique Caritas in veritate du 29 juin 2009, Benoît XVI écrivait : « Paul VI avait déjà reconnu et mis en évidence l’horizon mondial de la question sociale. En le suivant sur ce chemin, il faut affirmer aujourd’hui que la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie, remise toujours plus entre les mains de l’homme par les biotechnologies. »
Une question anthropologique : le « transhumanisme »
Cet ensemble de courants philosophiques, qui considère comme possible et souhaitable le changement par l’homme de sa propre nature au travers d’outils et d’actions résultant des toutes dernières avancées technologiques, est dangereux. On sait par exemple que le directeur de l’ingénierie chez Google, Ray Kurzweil, a fondé avec Peter Diamandis dans la Silicon Valley, l’Université de la Singularité, qui se veut un lieu de recherche et d’innovation au service du projet de transformation de l’humanité de demain, grâce aux révolutions technologiques en cours, afin de parvenir à un humain « augmenté » (souvent désigné par « H+ » de l’autre côté de l’Atlantique !). Quelles sont les promesses du « transhumanisme » ? Contrôler le corps et augmenter ses capacités grâce à des prothèses nanotechnologiques, vivre plus vieux, être plus intelligent, etc. Or le « transhumanisme » pose des questions aux répercussions immenses sur la société, comme l’écrit à juste titre Yves Caseau. Récemment, le P.-D.G. de Roland-Berger, Charles-Édouard Bouée, s’est emparé du sujet dans son ouvrage Confucius et les automates (Grasset), manifestant ainsi l’intérêt que suscite cette perspective d’» augmentation » de l’homme dans le monde de l’entreprise, et non plus uniquement dans l’univers des scientifiques et des philosophes.
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À l’enthousiasme transhumaniste pour les progrès des robots, on doit opposer la capacité de l’humanité à s’accommoder de la disparition progressive d’une grande partie de ses tâches, manuelles ou intellectuelles. Dans leur livre Race against the machine (Digital Frontier Press), Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson montrent bien les dangers de la robotisation du point de vue social et économique. Il s’agit d’une « destruction créatrice » au sens de Schumpeter, mais toute la question est de savoir comment (ou si) la société pourra créer autant d’emplois, et à la même vitesse, que ceux détruits par l’automatisation massive que la robotisation et l’intelligence artificielle vont rendre possible. La visite des usines « sans employés » au Japon, c’est-à-dire moins de vingt personnes pour plus d’un kilomètre carré d’usine, donne une idée de l’ampleur de la question. Ici aussi, personne n’a pour l’instant de réponse claire.
Quel modèle de société ?
Plus généralement, les bouleversements conceptuels actuels posent la question de la nature de la société que nous voulons favoriser. L’investissement responsable ne peut échapper à toutes ces questions qui se posent au sujet de la société et de l’homme. L’investisseur peut et a le pouvoir de se demander s’il veut une société dans laquelle certains liens sont naturels et, à ce titre, à préserver, d’après une logique d’écologie humaine, ou si la société n’est qu’une association d’individus dont tous les liens sont conventionnels et donc redéfinissables en permanence. La société de l’investissement socialement responsable est-elle la société des personnes ou la « société liquide » si bien décrite par le philosophe et sociologue Zygmunt Bauman, cette société où tous les liens sont temporaires et renégociables en permanence, où la connexion a remplacé la relation, où les atomes que sont devenus les hommes s’entrechoquent sans se rencontrer vraiment ?
Prenons un autre exemple, plus récent encore : celui du site Gleeden, site internet français spécialisé dans les rencontres extra-conjugales et qui revendique un million d’inscrits en France. Derrière ce site se trouve la société Blackdivine : selon la conception que l’on se fait de la société, du lien social et de la place du mariage dans la société, certains pourront penser qu’il est socialement responsable d’investir dans ce type d’activité, car elle est au service de la liberté et de la mobilité des liens amoureux ; d’autres, au contraire, considéreront légitimement qu’il est socialement irresponsable de soutenir une telle activité, qui n’est pas simplement rentable du point de vue économique en constituant un investissement avantageux, mais remet en cause les bases mêmes de la société en contribuant à l’instabilité des couples et des familles.
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